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Ville et santé mentale : l’overdose urbaine !

"Skull", Jean-Michel Basquiat, 1981

Bruit, stress social, manque de nature, pollution, isolement… La ville nous use et nous épuise. Une vraie torture pour notre cerveau !

« J’avais oublié le goût du bonheur… ». La voix chevrotante, les yeux embués de larmes, Maud, 39 ans, ex-gestionnaire de risques dans une grande société d’assurance parisienne, livre un témoignage glaçant. « J’ai perdu 13 ans de ma vie à courir derrière des chimères, à vouloir gagner toujours plus, gravir les échelons, obtenir de la reconnaissance, amasser de l’argent et de la gloire. J’étais devenue une sorte de robot mais je n’en avais pas conscience car j’évoluais dans un environnement où tout le monde était formaté de cette manière… Cela m’a coûté mon mariage, une dépression sévère et de gros problèmes relationnels avec ma fille aînée… ». Une crise néanmoins salutaire qui lui a permis de rompre avec « une vie de dingue dans laquelle je niais chaque jour mes vrais besoins pour les remplacer par des désirs artificiels, des symboles de réussite imposés par la norme, le milieu dans lequel je vivais ».

Le chant des oiseaux qui résonne dans la cuisine

En octobre 2019, après un burn-out qui l’a mise au tapis pendant 18 mois, Maud trouve la force de se relever. Et décide de changer radicalement de vie. Direction la Touraine où elle s’installe, dans un petit village de 1200 habitants, avec ses deux enfants. Réconciliée avec sa fille aînée, elle trouve un emploi pas loin de chez elle et retrouve peu à peu ce goût du bonheur dont elle avait oublié la saveur.

« Comme je le dis souvent à mes proches, c’est comme une deuxième naissance. J’ai l’impression d’être enfin revenue à la vie après un coma de 13 ans pendant lequel je n’existais plus en tant que personne humaine. Ici, grâce à la nature, j’ai retrouvé le goût de vivre. En quelques mois seulement, je n’ai plus ressenti le besoin de prendre mes médicaments. Tout ce que je voulais, je l’avais sous les yeux, gratuitement : un coucher de soleil sur la campagne, un pommier en fleurs, deux écureuils qui se chamaillent sur une branche, le chant des oiseaux qui résonne dans la cuisine…  Et surtout le calme, le silence… ».

Après une dizaine d’années passées enfermée dans un bureau de 10 m2 au 16ème étage d’une tour d’affaires de La Défense, Maud respire enfin.

Nature-deficit disorder, la maladie des citadins

Un témoignage parmi mille. Tous semblables. Tous aussi bouleversants les uns que les autres. Avec, toujours en commun, ce même sentiment de renaissance, de redécouverte de soi, d’harmonie retrouvée au contact de la nature. Un peu partout dans le monde, les mégapoles sont délaissées au profit de petites communes situées dans un environnement rural, montagnard ou proche de la mer. Paris ne fait pas exception à la règle. La capitale a perdu en moyenne 11 900 habitants par an entre 2011 et 2016, selon l’INSEE. Un phénomène mondial qui concerne d’autres grandes villes comme Londres ou New-York.

Tous ceux qui veulent quitter la ville lumière incriminent d’abord la vie trop stressante de la capitale. Et le besoin de se rapprocher de la nature. Malades de la ville, la plupart des citadins souffrent d’un nature-deficit disorder ou syndrome du manque de nature (parfois aussi traduit : trouble déficitaire de la nature). Née sous la plume du journaliste américain Richard Louv, auteur du livre Last Child in the Woods : saving our children from nature-deficit disorder (Algonquin Press, 2006), l’expression désigne un ensemble de troubles psychologiques et comportementaux (non reconnu comme un diagnostic médical) que finissent par développer ceux qui vivent longtemps en milieu urbain selon Richard Louv. L’envie de nature est d’ailleurs l’une des toutes premières raisons pour lesquelles les Parisiens quittent la capitale.

Fuir le stress et goûter les plaisirs d’une vie plus simple

Selon la dernière enquête du site « Paris Je Te Quitte », réalisée du 12 au 17 mai 2020 auprès de 866 Franciliens, le nombre de personnes qui se disent prêtes à quitter Paris au plus vite a augmenté de 16 points après le confinement. Il est passé de 38% à 54%, indique le site qui aide les Franciliens à s’installer en région. Principales motivations : bénéficier d’un environnement moins stressant (59%) et pour se rapprocher de la ​nature (59%). Ils souhaitent également une vie plus ​simple​, plus en phase avec leurs valeurs (57%). C’était déjà le cas avant le confinement mais l’expérience du cloisonnement forcé a conforté ces aspirations. Les Franciliens veulent aussi avoir accès à un ​logement plus grand et moins cher (52%) avec un meilleur ​équilibre​ entre leur vie professionnelle et personnelle (46%).  « Ceux qui ont eu un avant-goût de cette nouvelle vie en confinement sont maintenant convaincus qu’elle leur convient mieux et ceux qui ont cumulé les inconvénients de la capitale pendant le confinement ont d’autant plus de raisons de vouloir partir », conclut l’étude.

Les cadres ne sont pas les derniers à vouloir se mettre au vert pour fuir la pollution, les embouteillages et le stress… Selon la dernière enquête annuelle de Cadremploi, une large majorité d’entre eux exprime le désir de quitter Paris pour vivre et travailler en région. Plus de 8 cadres sur 10 envisagent « certainement » ou « peut-être » de partir pour une autre ville ou une autre région. Motifs invoqués : la vie trop stressante dans la capitale, mais aussi le coût de la vie (c’est même le premier argument de départ pour les 25-35 ans), les temps de transports bien trop longs (ils sont 7 sur 10 à passer plus d’une heure par jour dans les transports pour aller au travail et en revenir), la pollution ou les loyers trop élevés. Les 25-35 ans déclarent aussi très souvent vouloir élever leurs enfants loin de la capitale.

Dépression, insomnie, troubles mentaux…

Quitter une grande métropole urbaine pour s’établir à la campagne ou la montagne, ce n’est pas seulement changer d’environnement. Ce n’est pas la ville en elle-même qui est maltraitante, mais le mode de vie qui va souvent avec et les nuisances qui y sont associées : pollution, bruit, lumière, foule, stress, esprit de compétition, manque de nature, fragmentation du lien social, violence relationnelle, insécurité, isolement, sollicitations consuméristes de toutes sortes… Autant de facteurs qui contribuent au développement de maladies comme l’insomnie, la dépression, la fatigue chronique, l’hypertension artérielle, les pathologies cardiovasculaires, l’asthme, le diabète, les allergies, l’obésité…  Les troubles mentaux ne sont pas en reste.

Une étude publiée en 2011 dans la revue Nature démontre ainsi l’impact de l’environnement urbain sur la santé mentale des habitants. Les travaux menés par le professeur Andreas Meyer-Lindenberg, mathématicien et directeur de l’Institut central pour la santé mentale à Mannheim (Allemagne) ont révélé que les troubles de l’humeur et de l’anxiété sont plus fréquents chez les citadins. En outre, selon cette étude, l’incidence de la schizophrénie est beaucoup plus importante chez les personnes nées et élevées dans les villes.  

« Près d’un tiers des cas de schizophrénie pourrait être évité si davantage de personnes vivaient dans un environnement rural. Évidemment, il ne s’agit pas de vider les cités, mais d’essayer de mieux organiser l’espace urbain pour qu’il soit le plus stimulant possible pour la santé psychique », écrit Andreas Meyer-Lindenberg.

Plus de risque de schizophrénie chez les enfants nés en ville

L’expérience menée sur un groupe de volontaires allemands en bonne santé, en recourant à l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle, a montré que l’amygdale (une structure cérébrale clé très sensible aux stimuli qui engendrent la peur et qui sert un peu de réservoir aux phobies) est plus active en période de stress chez les citadins. Or, une amygdale hyperactive est fréquente chez les gens qui souffrent de dépression et d’anxiété. D’autre part, au cours de l’expérience, le cortex cingulaire antérieur (une zone cérébrale régulatrice qui relie notamment l’émotion et la cognition) se révèle aussi plus active chez les personnes nées en ville et placées en situation de stress. « Les citadins sont plus susceptibles de souffrir d’anxiété et de dépression, et le risque de schizophrénie augmente considérablement chez les personnes élevées dans une ville. Certains chercheurs ont calculé que les enfants nés dans les villes courent deux fois, sinon trois fois, le risque de développer un trouble émotionnel grave par rapport à leurs pairs ruraux et suburbains », conclut Andreas Meyer-Lindenberg.

Une autre étude, menée à partir des données du système d’enregistrement civil danois, confirme ces observations.  À partir d’une cohorte de 1,89 million de personnes extraite de la population nationale, les psychiatres Pedersen et Mortensen ont établi que le risque de schizophrénie était plus du double pour les personnes qui avaient passé leurs 15 premières années dans une grande ville par rapport à celles qui avaient grandi dans des zones rurales. Des études épidémiologiques ont mis en lumière le principe d’une relation dose-réponse dans ce phénomène :  plus le temps passé dans un environnement urbain pendant l’enfance est long, plus le risque de schizophrénie est élevé à l’âge adulte.

Les nanoparticules attaquent aussi le cerveau !

L’autre menace, pour la santé des citadins, c’est évidemment la pollution atmosphérique. En France, avec 48 000 victimes chaque année, c’est la deuxième cause de mortalité évitable juste derrière le tabac (73 000 morts).  Dans les villes les plus polluées, l’exposition aux particules fines peut réduire de deux ans l’espérance de vie des habitants. Mais on sait aujourd’hui qu’un air pollué par les combustibles fossiles des véhicules, des centrales thermiques et de certaines industries n’est pas uniquement nocif pour notre appareil respiratoire ou notre système cardiovasculaire. Le cerveau est lui aussi la cible de ces polluants.  Démence, déclin de l’intelligence, maladies neuro-dégénératives, retard du développement du cerveau des enfants… : pour Barbara Ann Maher professeure de sciences de l’environnement à l’Université de Lancaster, les toxiques nanométriques seraient bien en cause dans l’apparition de ces maladies.

Une fois inhalées, ces particules, 2000 fois plus petites que le diamètre d’un cheveu humain, voyagent dans l’organisme par le flux sanguin. « Elles pourraient même atteindre le cerveau directement via les nerfs olfactifs qui transmettent au cerveau des informations sur l’odeur. Cela laisserait les particules contourner la barrière hématoencéphalique, qui protège normalement le cerveau des éléments nocifs circulant dans le flux sanguin », prévient Barbara A. Maher. Ainsi, des analyses post-mortem sur des cerveaux de personnes qui vivaient dans un environnement très pollué à Mexico City et à Manchester ont révélé la présence de nanoparticules riches en métal comparables à celles que l’on retrouve dans l’air ambiant des villes exposées à une forte pollution atmosphérique.

« Respirer un air ambiant pollué pourrait ainsi activer de façon continue une réponse de destruction au sein des cellules immunitaires, entraînant la création plus fréquente de molécules dangereuses. Des niveaux élevés de telles molécules pourraient provoquer le dommage et la mort de cellules », ajoute la chercheuse britannique.

Performances cognitives amoindries

Nos performances cognitives sont aussi amoindries par la pollution de l’air. C’est ce que démontre une étude chinoise, menée conjointement par Xin Zhang (École de statistique de Pékin), Xin Chen (Département d’économie, Université de Yale) et Xiaobo Zhang (École nationale de développement, Université de Pékin). Publiés en 2018 dans la revue de l’Académie nationale des sciences des États-Unis d’Amérique (PNAS), les travaux font ressortir le lien entre l’exposition sur la durée à la pollution atmosphérique et les capacités cognitives. Difficulté à se concentrer ou à apprendre, défaillances de la mémoire… : les tests verbaux et mathématiques utilisés par l’équipe de recherche ont révélé les problèmes rencontrés par la population évaluée, surtout chez les personnes les plus âgées. « À mesure que les gens vieillissent, l’effet négatif devient plus prononcé, surtout pour les hommes. L’écart entre les sexes est particulièrement important pour les moins instruits », relèvent les auteurs de l’étude. Un constat préoccupant puisque le déclin ou la déficience cognitive sont des facteurs de risque objectifs de la maladie d’Alzheimer et d’autres formes de démence chez les personnes âgées. 

D’autres études suggèrent encore que certains polluants urbains (mercure, plomb, biphényles polychlorés…), agissent directement sur les hormones de stress en augmentant le taux de cortisol dans le sang. Ce qui accroît le risque de stress chronique et de maladies associées métaboliques ou psychiatriques, surtout chez les enfants et les personnes âgées. La concentration toujours plus importante d’habitants en milieu urbain devrait démultiplier, dans les trente prochaines années, le nombre de malades. « En l’espace d’un siècle, de 1950 à 2050, nous allons passer de 700 millions de personnes habitant en ville à près de 6,5 milliards ! Si nous faisons un zoom entre 2000 et 2050, nous parlons de 3 milliards de personnes qui s’installeront dans des villes sur toute la planète. C’est le basculement, en 100 ans, d’un monde à 70% rural à un monde à 70% urbanisé », analyse Carlos Moreno, professeur des Universités, expert international de la Smart City humaine. Une évolution qui inquiète l’Organisation mondiale de la santé. En raison de l’importance des populations qui y vivent, les villes sont aussi des terrains favorables à la dissémination rapide des virus. Ainsi, c’est dans la ville de Wuhan et ses 11 millions d’habitants – 7ème ville la plus peuplée de Chine – que la pandémie de Covid-19 a pris son envol avant de frapper d’autres grandes villes un peu partout dans le monde.

Lien social et nature, l’antidote miracle ?

Face aux multiples menaces du stress urbain (anxiété, isolement, dépression…), l’un des plus puissants boucliers émotionnels réside dans la qualité des liens que vous entretenez avec votre réseau social, amical ou familial. Lorsque vous êtes entouré, les risques sont moindres. Plusieurs travaux ont mis en évidence l’utilité d’une telle « barrière affective » susceptible d’endiguer l’apparition de troubles mentaux graves.  « Ces études mettent en évidence le fait bien documenté qu’un réseau étroit d’amis et de famille peut nous isoler des effets les plus dommageables du stress (…) », confirme Andreas Meyer-Lindenberg.

Si le réseau social joue un rôle incontestable « d’amortisseur » du stress et de ses conséquences ; il ne suffit pas, à lui seul, à prévenir les effets indésirables des autres formes de nuisances urbaines comme le bruit ou le manque de nature. Deux facteurs qui peuvent, eux aussi, empêcher le bon fonctionnement du cortex cingulaire antérieur et de l’amygdale. Il faut aussi, au-delà de toutes ces considérations purement médicales, tenir compte de l’importance des facteurs socio-économiques qui favorisent l’émergence des maladies mentales : pauvreté, exclusion sociale, discriminations, violence intra-familiale, habitat précaire, offre de soins inexistante ou insuffisante…

Comme le rappelle Andreas Meyer-Lindenberg : « Près d’un tiers des cas de schizophrénie pourraient être évités si davantage de personnes naissaient en milieu rural. C’est là un paradoxe : nous ne pouvons pas agir sur cette base sans urbaniser la campagne. Mais nous pouvons essayer de concevoir nos villes pour qu’elles favorisent le bien-être émotionnel. De cette façon, nous pourrions viser le véritable objectif de la psychiatrie, qui est de prévenir les troubles émotionnels graves, pas seulement de les traiter ». Un défi de taille pour les neuroscientifiques et les urbanistes !

Nasser Negrouche

Sources et références :
-« Big City Blues » dans SA Mind 24, 1, 58-61 (mars 2013).
-Peen J, Schoevers RA, Beekman AT, Dekker J. The current status of urban-rural differences in psychiatric disorders. Acta Psychiatr Scand. 2010 ;121(2) :84‐93.
-Lederbogen, F., Kirsch, P., Haddad, L. et al. La vie urbaine et l’éducation urbaine affectent le traitement du stress social neuronal chez l’homme. Nature 474, 498–501 (2011). 
-Gruebner O, Rapp MA, Adli M, Kluge U, Galea S, Heinz A. Cities and Mental Health. Dtsch Arztebl Int. 2017 ;114(8) :121‐127.
-Pedersen CB, Mortensen PB. Evidence of a dose-response relationship between urbanicity during upbringing and schizophrenia risk. Arch Gen Psychiatry. 2001 ;58(11) :1039‐1046.
-Zhang, Xin ; Chen, Xi ; et Zhang, Xiaobo. L’impact de l’exposition à la pollution atmosphérique sur les performances cognitives. Actes de l’Académie nationale des sciences des États-Unis d’Amérique (PNAS) 115 (37) : 9193-9197. 

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