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Et si la violence était une maladie contagieuse ?

Elle se propage comme une épidémie, selon une chaîne de transmission qui ressemble étrangement à celle d’une maladie contagieuse… Un mystère qui intrigue les chercheurs.

Il n’en a pas cru ses yeux. Après avoir passé une dizaine d’années à tenter de circonscrire les épidémies de Sida, de tuberculose et de choléra en Asie et en Afrique, l’épidémiologiste américain Gary Slutskin est tombé un jour sur la carte des homicides à Chicago : elle présentait de surprenantes similitudes avec celle de la propagation d’épidémies comme le choléra au Bangladesh. Avec toujours, au départ, une contamination, un premier acte de violence, puis une transmission. Et si la violence se propageait comme une maladie contagieuse ? C’est en tout cas, depuis quelques années, l’intuition des chercheurs en sciences sociales.

Comme des cerveaux qui se connectent

La violence se propage dans l’espace : elle se répand comme une tache d’huile dans un quartier. Elle se diffuse d’ami en ami, de relation en relation. Les pays ayant déjà connu un conflit présentent aussi un taux de criminalité plus élevé. Elle passe également de génération en génération : on sait qu’un enfant ayant été le témoin de violences familiales a plus de risques de les reproduire qu’un autre. Toutes sortes de violences sont concernées. Ainsi, le suicide d’une personnalité médiatique entraîne un pic de suicides dans les jours qui suivent. Les chiffres sont tellement flagrants qu’en 2013 l’Académie nationale de médecine des États-Unis s’est penchée sur la question lors d’un atelier intitulé « La contagion de la violence », rassemblant des spécialistes venus du monde entier.

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Que se passe-t-il exactement ? L’une des avancées scientifiques majeures de ces dernières années nous donne une clé : la découverte, en 1996, des neurones miroirs. C’est-à-dire des neurones qui s’activent non seulement quand nous menons une action orientée vers un but, mais aussi quand nous regardons quelqu’un accomplir la même action. Il suffit ainsi que l’on observe son voisin en train d’effectuer une série de gestes simples – remplir un verre d’eau, le porter à ses lèvres, boire – pour que dans notre cerveau s’allument des zones identiques à celles du cerveau de celui qui effectue l’action.

Même chose pour ce qui est des émotions, comme l’angoisse ou la peur. Tout se passe comme si les cerveaux étaient connectés entre eux. Seule la conscience de notre propre corps nous convainc que nous ne sommes pas nous-même en train de vivre ce que l’autre vit. Cette découverte montre notre prodigieuse capacité d’empathie. Pour le meilleur : nous sommes capables de compassion et nous apprenons vite grâce à l’imitation. Et pour le pire : le simple fait d’observer des actes de violence nous rend plus enclin à les perpétrer. D’où la grande responsabilité des médias et des réseaux sociaux qui diffusent ces images.

Des mécanismes perturbés par le stress

Heureusement, il existe des mécanismes de contrôle des neurones miroirs dans le cerveau : plusieurs zones du cortex préfrontal se mettent en branle pour réguler cette propension à l’imitation et nous permettre de raisonner par nous-mêmes, d’avoir un libre arbitre. Mais ces mécanismes ne fonctionnent pas – ou en tout cas, moins bien – dans les situations de stress. Lorsque le cerveau craint pour sa survie, il se met en position de flight or fight (« la fuite ou le combat »). C’est alors le système limbique, la zone la plus enfouie dans notre boîte crânienne, liée à nos pulsions, qui prend le pouvoir. Non seulement nous laissons davantage libre cours à notre agressivité, mais nous avons aussi tendance à imiter les comportements des autres.

Résultat : nous faisons parfois presque littéralement corps avec eux. C’est ce phénomène étonnant qui est à l’origine de manifestations extrêmes comme la « justice de foule », lorsqu’un groupe compact se met à lyncher une victime désignée. « Ces processus neurologiques donnent naissance à un véritable “état corporel partagé” qui agrège les esprits des auteurs du crime et les encourage même à lyncher »,explique la neuro-scientifique Sumaiya Shaikh dans un article publié en 2017 sur le site The Wire. Le groupe déresponsabilise les individus, les poussant à être de plus en plus agressifs. Et c’est ainsi que des personnes apparemment pacifiques se retrouvent dans la peau de dangereux casseurs. La violence s’inscrit dans les esprits et… nous nous y habituons.

Des méthodes pour endiguer la contagion

Comment peut-on mettre fin à ce cycle infernal ? Puisque la violence est aussi contagieuse qu’une maladie infectieuse, Gary Slutskin suggère de la traiter comme telle ! Comment ? en reprenant la méthode utilisée par l’Organisation mondiale de la santé (OMS). Celle-ci se mène en trois temps. D’abord, interrompre la transmission : cela veut dire trouver la personne à l’origine de la contamination et dépêcher auprès d’elle des spécialistes afin d’éviter toute nouvelle contamination. Dans le cas de la violence, cela veut dire s’adresser directement aux personnes qui s’apprêtent à passer à l’action. Ensuite, prévenir toute nouvelle contamination en s’occupant de ceux qui sont concernés à un moindre degré.

Et, enfin, changer les façons de faire du groupe : cela peut inclure des activités communautaires, la réduction des disparités économiques ou sociales, des programmes d’éducation, etc. Pour mettre en place cette méthode, Gary Slutskin a fondé une association, Cure Violence (« soigner la violence »), dont le premier projet s’est concentré sur le quartier le plus « chaud » de Chicago. Des membres de gangs repentis ont été formés aux techniques de médiation dans les conflits et dépêchés sur le terrain pour éviter les passages à l’acte. Et ça fonctionne : la ville a enregistré une baisse de 40 à 70 % des actes violents. Une révolution dans la prise en charge de la violence qui passe par le refus du tout répressif, la remise en question et le dialogue.

Judith Mercadet

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