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L’interdit du toucher, une mutilation psycho-affective

Confinés, parfois isolés, toujours tenus à distance… Ni poignées de main, ni accolades, ni bisous. Depuis plusieurs semaines, l’absence de contact physique avec nos proches, nos voisins, nos amis provoque en chacun de nous une souffrance indicible. Et si le toucher était vital pour notre moral ?

« Saluer sans se serrer la main, arrêter les embrassades… ». Voix grave et ton dramatique, le message tourne en boucle sur toutes les ondes depuis bientôt trois semaines. C’est le triste tube de ce printemps 2020, déjà classé numéro 1 au hit-parade de la guigne. Ne plus se serrer la pogne, boycotter le claquement de bise, bannir les accolades : c’est le régime sec côté câlins. État d’urgence sanitaire oblige, nous sommes priés de ne plus nous toucher les un·e·s les autres. Sous aucun prétexte. Cette intrusion des autorités sanitaires dans notre vie affective n’est pas du goût de tout le monde.

« Et la tendresse ? Bordel ! », s’indigne ainsi Neïla, 37 ans, jeune mère célibataire confinée près de Giverny (Eure). Sans le savoir, elle paraphrase le titre du film de Patrick Schulmann qui avait défrayé la chronique en 1979. Mais, cette fois, il n’est pas question d’adultère bourgeois. Et pas d’Eros Club à l’horizon. Juste un petit appartement mansardé de 42 m2 à deux pas du musée des impressionnismes. Cette formule, c’est le cri de révolte d’une maman douceur qui vit mal l’abstinence tactile que lui impose la pandémie. « C’est un déchirement ! Ne plus pouvoir faire, sans culpabliser, de bisous et de câlins à mes deux enfants de 12 et 9 ans est pour moi ce qui est le plus difficile à supporter pendant ce confinement. Pour être franche, je craque souvent car les petits sont demandeurs et ils ne comprennent pas pour quelle raison ils ne peuvent plus s’approcher de leur maman… », confie-t-elle, dans un demi-sourire, en froissant nerveusement son foulard jaune.

Des consignes souvent oubliées à la maison…

Comme elle, beaucoup de Français appliquent les restrictions gouvernementales sur un mode plutôt décontracté chez eux. Pas toujours facile de renoncer à prendre son enfant dans les bras, lui refuser le câlin du soir ou les bisous du matin… Selon un sondage IFOP, 91% des Français faisaient toujours la bise à leurs proches au début du mois de mars, malgré les recommandations des autorités sanitaires. Dont 31% de manière systématique –, en particulier chez les jeunes de moins de 25 ans (63% la font, contre 23% des seniors) et les habitants du Sud-Ouest (53%, contre 34% des Franciliens). Et à peine un quart d’entre eux déclaraient ne pas serrer la main aux inconnus pour se présenter.  La proportion de Français qui s’exposaient à des risques de contamination en continuant, par exemple, à serrer la main pour se présenter ou saluer était très importante : 75% avec des inconnus (dont 11% de manière systématique) et 85% avec des proches (dont 26% de manière systématique). Véritable geste réflexe, serrer la main que l’on nous tend est un rituel dont il est difficile de se débarrasser du jour au lendemain. Et, même en situation de crise, refuser une poignée de main n’est pas toujours bien compris. « Se serrer la main, c’est une habitude, un réflexe. Et c’est toujours compliqué de se dégager d’un réflexe. La poignée de main fait partie des normes de la salutation et ne pas suivre cette norme, c’est masquer quelque chose, s’exclure d’un groupe. Ne pas serrer une main tendue est jugé négativement. Et se défaire de cette habitude n’est pas un geste neutre », expliquait la psychosociologue Dominique Picard dans un entretien récent à Ouest France. Et visiblement le “footshake” à la chinoise (on se salue avec les pieds) ou le elbow bump” américain (on se dit bonjour avec les coudes) ne séduisent pas les Français·es…

20 secondes pour libérer l’ocytocine !

Si dans la vie professionnelle et sociale, ces rituels de salutation peuvent être esquivés sans trop de conséquences ; il n’en va pas de même dans notre sphère privée. Car les câlins, avec ceux et celles qu’on aime, c’est une autre affaire. De cœur. En pleine pandémie, alors que chacun d’entre nous a besoin de réconfort, ne pas pouvoir étreindre son conjoint, ses enfants, ses parents, ses ami·e·s est particulièrement cruel. Cette privation forcée de contact physique peut même renforcer notre vulnérabilité physique et psychologique pendant cette épreuve. Car le toucher est un puissant allié lorsqu’il s’agit de surmonter les situations angoissantes.

Une étreinte prolongée, d’au moins 20 secondes, déclenche la libération d’ocytocine, communément appelée l’hormone de l’attachement ou encore hormone du bonheur.

Une fois produite par le cerveau, elle va faire baisser le stress, la tension et engendre un sentiment de bien-être, de sécurité. Les professionnels de santé le savent : le toucher pathique, celui qui véhicule une attention soignante, aide le patient à se détendre, à lâcher prise. Cela peut se traduire, par exemple, par une main posée sur l’épaule ou caressant de manière enveloppante un dos en consultation.

Pour arriver à ce résultat, l’ocytocine va provoquer un processus biochimique complexe que décrivait avec précision le neuroendocrinologue Rémy C. Martin-Du Pan dans un article publié en 2012 dans la revue médicale suisse : « L’ocytocine inhibe l’élévation d’ACTH (adrénocorticotrophine) et de cortisol induite par l’hypoglycémie à l’insuline et par l’injection de vasopressine (hormone de stress qui stimule la sécrétion de corticolibérine). Par ailleurs, l’ocytocine réduit l’anxiété et les stress survenant lors des interactions sociales. Elle freine la sécrétion de cortisol qui est élevée dans certaines situations (…) ». En abaissant le taux de cortisol dans le sang, l’ocytocine contribue à réduire le stress et régule la fréquence cardiaque.

Des câlins qui stimulent les anticorps 

En 2003, une étude du chercheur suédois Jan Astrom, publiée dans la revue Comprehensive Psychology, démontre même que les câlins participent à la diminution de la tension artérielle. D’autres travaux menés en 2014 par des chercheurs de l’Université Carnegie Mellon, à Pittsburgh, valide l’hypothèse selon laquelle les câlins stimuleraient les anticorps et s’érigeraient en rempart contre les maladies hivernales (rhume, grippe…). Publiée dans la revue scientifique « Psychological Science », elle souligne l’effet protecteur du « support social ».

Pour Sheldon Cohen, professeur de psychologie et principal auteur de l’étude :
« Les personnes qui vivent des conflits avec autrui sont moins capables de lutter contre le virus du rhume. De plus, les gens qui bénéficient de soutien dans leur communauté sont partiellement protégés des effets du stress psychologique. L’apparent effet protecteur des câlins pourrait être attribué au fait que ces contacts physiques sont un indicateur de support social et d’intimité ».

Chez les petits enfants, le constat est encore plus saisissant. Une étude menée en novembre 2017 par l’Université de la Colombie-Britannique, au Canada, a mis en évidence le rôle des câlins dans le bon développement des bébés. Les chercheurs ont ainsi démontré qu’à l’âge de 4 ans et demi, il existait une vraie différence génétique entre les bébés ayant été cajolés et ceux qui n’ont pas bénéficié de contacts physiques fréquents. « Pour les nourrissons qui ont reçu un faible contact de la part des soignants, une plus grande détresse infantile était associée à un âge épigénétique plus jeune. Ces résultats suggèrent que le contact postnatal précoce a des associations durables avec la biologie de l’enfant », estiment les auteurs de l’étude.

Un remède efficace contre les pensées négatives

Rassurant, agréable, bon pour l’organisme, le câlin est aussi un formidable antidépresseur naturel. Car, en plus de stimuler la sécrétion d’ocytocine, l’hormone du plaisir et de l’attachement, il favorise la libération d’autres substances chimiques dans l’organisme : la dopamine et la sérotonine notamment. Deux neurotransmetteurs en lien direct avec la bonne humeur, la sensation de bien-être, l’optimisme… Un cocktail idéal pour chasser les pensées négatives.
Véritable « neurotransmetteur du bonheur », la dopamine rend « positif » lorsqu’elle est synthétisée en quantité suffisante. Quant à la sérotonine, on suppose qu’elle joue un rôle majeur dans l’apparition du syndrome dépressif (même si le lien direct n’est pas clairement établi). Pour traiter les dépressions, les médecins prescrivent d’ailleurs le plus souvent des médicaments appelés « inhibiteurs spécifiques de la recapture de la sérotonine » comme le Prozac (fluoxétine) ou encore le Zoloft (sertraline). Ça ne marche pas toujours et c’est quand même moins délectable qu’une tendre étreinte, coeur contre cœur.

Nasser Negrouche

Sources et références :
Picard Dominique. « Les codes du savoir-vivre », dans : Dominique Picard éd., Politesse, savoir-vivre et relations sociales. Paris cedex 14, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? »
Legros JJ, Chiodera P, Demey-Ponsart E. Inhibitory influence of exogenous oxytocin on ACTH secretion in normal human subjects. J Clin Endocrinol Metab 1982 ; 55 :1035-9.
Meinlschmidt G, Heim C. Sensitivity to intranasal oxytocin in adult men with early parental separation. Biol Psychiatry 2007 ; 61 :1109-11. 
Nicolas Guéguen et Marie-Agnès de Gail, « Le toucher : un indicateur culturel implicite du statut et du rôle », Communication et organisation. 18 | 2000.
Fisher J., Rytting M. & Heslin R. « Hands touching hands : affective and evaluative effects on interpersonal touch », Sociometry, 39 (4), 1976, pp. 416-421.

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