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Marie Peltier : « Le conspirationnisme est un imaginaire politique qui imprègne tout le monde aujourd’hui ! »

Plongée dans les coulisses du récit complotiste avec Marie Peltier, historienne, chercheuse et enseignante à Bruxelles. Spécialiste du conspirationnisme, elle analyse pour 6boolo les mécanismes complexes de ce phénomène en pleine expansion.

La sortie récente du documentaire à succès « Hold up », qui prétend raconter l’histoire véridique de la pandémie de Covid-19, illustre une nouvelle fois la popularité des thèses complotistes. Comment expliquez-vous la force de séduction de celles-ci et particulièrement de celle défendue dans ce film ?

Marie Peltier : « En dehors de son contenu, je trouve ce film de piètre qualité en termes de réalisation, de mise en scène… Pour en revenir au fond, il s’agit d’une collection de clichés, de vieux poncifs. L’auteur de ce film est allé chercher toutes les figures conspirationnistes, tous les récits complotistes qu’il a mis bout à bout pour donner un semblant d’unité et de cohérence à ces théories. On retrouve, par exemple, la question de la mauvaise politique sanitaire, celle des intérêts des entreprises pharmaceutiques etc… C’est comme s’il avait tenté de rassembler toutes les pièces d’une sorte de puzzle imaginaire pour faire croire que cela avait un sens, correspondait à une trame cachée. Tout en se gardant bien d’être affirmatif, explicite. Il procède plutôt par sous-entendus, ce qui renforce la thèse d’une vaste machination, d’un mystère sur lequel lui lèverait le voile… »

Le goût du complot, de la manipulation orchestrée par des puissances occultes, est-il une constante dans l’histoire de l’humanité ? À quand remonte ce phénomène exactement ?

Marie Peltier : « Le complotisme, dans sa forme structurée idéologiquement telle qu’on la connaît aujourd’hui, remonte à la fin du XIXème siècle dans le contexte de la Révolution française. Il est surtout le fait d’acteurs antirévolutionnaires qui voulaient ainsi discréditer le discours révolutionnaire et stigmatiser ses figures emblématiques. La Révolution est d’ailleurs présentée comme un complot de la franc-maçonnerie et des Illuminati de Bavière. Plus tard, ces idées prolifèrent dans toute la littérature antisémite du XIXème siècle, avec un point d’ancrage très important à la jonction du XXème siècle : l’apparition des protocoles des sages de Sion, là aussi dans le contexte pré-révolutionnaire en Russie. Il s’agit d’un faux document antisémite commandé par la police du Tsar pour discréditer les forces qui lui étaient hostiles. Pour l’anecdote, ce livre a été écrit en France, à Paris. Il décrit un soi-disant complot juif mondial pour la conquête du pouvoir, par les révolutions, l’industrie etc… Ce document, qui ne sera finalement pas utilisé par le Tsar de Russie, sera en revanche largement diffusé par tous les mouvements fachistes de la première moitié du XXème siècle. Hitler le cite même dans Mein Kampf. Après la seconde guerre mondiale et la Shoah, il y a eu une prise de conscience en Europe de ce à quoi pouvait mener l’antisémitisme. Les protocoles des sages de Sion sont alors interdits à la vente (jusqu’à aujourd’hui officiellement d’ailleurs) ainsi que d’autres livres du même genre. Ils seront donc marginalisés en Occident dans la seconde moitié du XXème siècle (en restant une référence pour l’extrême-droite antisémite française cependant), mais seront réédités dans plusieurs pays arabes dans le même temps sous couvert d’antisionisme. Puis, au début des années 2000, ce faux document reviendra en force sur Internet. »

Vous dites que, derrière les motivations des partisans de la théorie du complot, il y a souvent une forte demande de transparence, d’éthique même… Tout cela partirait donc d’une bonne intention, d’un désir sincère de vérité… Comment cette quête de sens, plutôt estimable, finit-elle par basculer dans l’irrationnel, la science-fiction ?

« Cette quête de sens peut basculer dans l’irrationnel car des acteurs idéologiques se sont attachés ces dernières années à donner des contours prétendument logiques et rationnels à des discours confus, qui dévoient l’esprit critique.

Un des moteurs de cette dynamique est le fameux « doute » fort mis en avant dans les sphères conspirationnistes : au nom de ce « doute », on en vient à tout remettre en question et finalement à basculer dans des logiciels idéologiques foncièrement simplistes, rejetant en bloc tout ce qui est perçu comme émanant du « système » en place.

Le doute comme seul horizon, cela conduit finalement à un rapport au monde foncièrement confus. C’est le manque de colonne vertébrale politique dont chacun a besoin pour vivre en société dont il est ici question. »

Pensez-vous qu’il soit possible de combattre l’idéologie complotiste par un discours critique, rationnel, qui se fonde sur des faits vérifiables ?

Marie Peltier : « Non, une telle démarche est vouée à l’échec. On est là dans le registre de la croyance qui résiste à tous les arguments habituels. La grande mode du fact cheking dans les médias, par exemple, ne va jamais convaincre quelqu’un qui est dans l’imaginaire conspirationniste. Il faut bien comprendre que ces personnes ne croient plus en ce qu’elles perçoivent comme la parole du système. Et la parole médiatique est vue comme étant la parole du système. C’est donc l’autorité qui est sapée en amont encore une fois, tout comme la parole publique, la parole scientifique, la parole politique.

En fait, ce que nous opposent comme argument principal les partisans de la théorie du complot, c’est : « on ne vous croit plus ! ». La question des preuves, matérielles ou scientifiques, a très peu de prise sur ce type de rhétorique. »

On a l’impression que vous décrivez les adeptes de la théorie du complot comme les membres d’une secte…

Marie Peltier : « Non, pas du tout ! Je les décris comme des militants politiques. Dans tout militantisme politique, il y a quelque chose qui est de l’ordre de la conviction, de la foi et de la croyance. Moi, je suis anti-fachiste donc j’ai des convictions anti-fachistes. Les conspirationnistes, eux, ont des convictions anti-système. Je souligne donc que ce sont des gens qui ont des convictions et qui font des choix politiques.

Ils sont convaincus que le système nous ment. Et donc, comme le système nous ment parce qu’il est au service d’intérêts cachés, nous devons proposer une alternative. Voilà comme se présente la scénarisation de l’imaginaire conspirationniste qui va opposer la prétendue parole du système et la parole alternative. D’ailleurs, souvent, les conspirationnistes se présente souvent, eux-mêmes, comme des alternatifs.

Le projet, en réalité, est disruptif. L’objectif est de renverser un système politique, de provoquer une rupture radicale. »

Les thèses conspirationnistes séduisent un grand nombre de personnes, quelles que soient leurs conditions sociales, leurs origines, leurs niveaux d’éducation… N’assiste-t-on pas là à une défaite de la pensée critique ?

Marie Peltier : « D’abord, il faut sortir de la binarité entre conspirationnistes et non conspirationnistes car, en réalité, c’est un imaginaire politique qui imprègne tout le monde à des degrés divers. Aujourd’hui, le rapport problématique aux sources d’information, à l’esprit critique est devenu un problème de société. Le rapport aux faits est extrêmement flou et le rapport à la question éthique est aussi troublé.  Il n’y a absolument pas de profil type. Le phénomène transcende les appartenances sociales, les générations, les origines, les cultures…

Il faut plutôt voir dans la propagation de ces théories un symptôme politique. On est dans une période de crise du récit collectif : les gens sont en demande d’un grand récit explicatif qui nous structure et qui structure la vie en société.

Après la seconde guerre mondiale et jusqu’au début des années 2000, le « plus jamais ça » jouait ce rôle fédérateur. Ensuite, avec l’effondrement des idéologies et le déclin des religions, le monde a été confronté à la difficulté de retrouver un nouveau grand récit commun. Alors même que l’être humain a toujours eu besoin d’un grand logiciel explicatif. C’est dans ce vide que s’engouffre le conspirationnisme. »

Pouvons-nous voir dans cette réaction une sorte de catharsis populaire qui aurait une fonction quasi-thérapeutique ? Un moyen de lutter contre la peur de la maladie, de la mort, de l’inconnu…

Marie Peltier : « Oui, mais cet effet thérapeutique est une illusion. Car l’explication, la réponse fournie est fausse. En fait le conspirationnisme ne fait qu’entretenir la haine. Il n’est absolument pas émancipateur, bien au contraire ! Il est au service des dominants en réalité.

Cette idéologie ne produit aucune action positive, utile pour l’humanité : elle se contente de placer les gens dans la position de victimes d’un système opaque qui serait dirigé par des méchants.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si elle est née pour tenter d’étouffer la Révolution française. Le conspirationnisme est un outil de la réaction, pas de l’émancipation. Ainsi, les jeunes qui croient se libérer en adhérant à ces thèses se retrouvent finalement ligotées par elles et dans l’incapacité d’agir pour changer. Ils sont maintenus dans la passivité par un contre-récit défaitiste qui leur dit : puisque tout est manipulation et mensonge, que tout est contrôlé secrètement par des gens très puissants, et bien quoi que vous fassiez, cela ne servirait à rien. »

Quels conseils pouvez-vous donner à celles et ceux qui sont confrontés, au quotidien, à un parent, un collègue ou un ami qui croit en une théorie réputée « complotiste », la rabâche et tente de nous convaincre de sa réalité ? On se sent souvent démuni face à tant de certitudes…

Marie Peltier : « Dans ce genre de situation, il est important de ne pas être dans la polarisation. C’est-à-dire dans le rapport argumentation vs contre-argumentation qui s’avère très stérile puisque les gens sont dans un rapport au monde qui relève de la croyance.

Par conséquent, essayer de démonter leurs propos, de révéler leurs failles, ça ne fait que renforcer leur conviction qu’ils sont persécutés et que vous êtes, vous, un élément du système qui les opprime.

Moi, je préconise généralement de questionner les personnes sur les raisons de leur adhésion à ces idées, pour tenter de savoir ce qu’il y a derrière comme sentiments. On a alors plus de chance d’amorcer un vrai dialogue et d’identifier certains ressorts cachés comme le sentiment d’injustice ou le désir éthique. Néanmoins, il faut combattre frontalement l’idéologie conspirationniste et ne jamais être complaisant avec tout ce qu’elle véhicule, comme l’antisémitisme par exemple. L’exercice est difficile car on est toujours sur la ligne de crête, entre une écoute trop complaisante et un rejet en bloc violent. »

Propos recueillis par Nasser Negrouche

Le complotisme décrypté

Marie Peltier a écrit deux livres sur le conspirationnisme. D’abord, L’ ère du complotisme : la maladie d’une société fracturée aux éditions Les petits matins en octobre 2016. Puis Obsession, dans les coulisses du récit complotiste, publié aux éditions Inculte en octobre 2018. Elle y explique comment ces thèses se sont imposées progressivement à nos esprits se cristallisant autour des mêmes obsessions.

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