6boolo

Voile : du pain béni pour notre machine à préjugés !

Le voile stimule notre propension à fabriquer des préjugés… Plongée au coeur d’une machinerie cérébrale puissante dont nous pouvons cependant maîtriser les rouages.

Vous êtes persuadé de ne pas être « islamophobe », de ne pas avoir de préjugés négatifs sur les femmes voilées ? Mais vous êtes-vous demandé pourquoi vous avez choisi de louer votre appartement à ce jeune étudiant sans le sou et non à ce couple installé dont la femme le portait ? C’est juste que votre cerveau produit des préjugés à la chaîne, des biais implicites qui conditionnent vos comportements sans que vous en ayez bien souvent conscience.

« Nous » et « eux »

Une mécanique très complexe fondée sur deux aptitudes fondamentales chez les humains : d’abord notre capacité à généraliser, soit une faculté indispensable à notre intelligence, qui nous permet de conceptualiser et donc de penser. Et notre propension à nous mettre dans un groupe et à définir, de ce fait, l’Autre comme étranger. Cela peut en concerner toutes sortes de groupes, jusqu’au plus petit, c’est ce qu’on appelle le « paradigme des groupes minimaux» : les blancs contre les noirs, les minces contre les gros, ou même ceux qui portent des T shirts rouges contre ceux qui portent des maillots bleus… Nous éprouvons alors davantage de difficulté à considérer les membres de l’autre groupe, l’exogroupe, comme des individus à part entière et nous leur attribuons plus spontanément des émotions animales plutôt qu’humaines. Combinées, ces deux facultés peuvent devenir explosives : ce sont elles qui préparent le terrain aux discriminations, aux inégalités sociales. Ce sont elles aussi, qui dans certains cas extrêmes, sont les moteurs des guerres et même des comportements génocidaires.

Un mécanisme lié à notre évolution

Alors, pourquoi fabriquons-nous des préjugés ? Au départ, pour une question de vie ou de mort. Ainsi nos ancêtres devaient déterminer le plus rapidement possible si la personne face à eux faisait partie de leur clan ou pas : s’ils pouvaient bavarder tranquillement avec elle ou bien se préparer à la bagarre ou prendre leurs jambes à leur cou. Avec cette idée qu’il valait mieux se tromper et louper une belle rencontre plutôt que de se prendre un coup de gourdin… Ils ont alors peu à peu mis en place une technique très efficace pour éviter toute mauvaise surprise. Lorsque vous rencontrez une personne pour la première fois, votre cerveau va essayer de trouver du sens à ce qu’il voit. En moins d’une seconde, celui-ci va réussir à distinguer si celle-ci fait partie des vôtres, ou pas. Si ce n’est pas le cas, il va faire appel automatiquement aux stéréotypes stockés dans votre mémoire. Des qualités ou défauts attribués à ce groupe en particulier vous arrivent instantanément à l’esprit. Objectif : vous donnez des indications sur la façon dont cette personne devrait, selon toute vraisemblance, se comporter. Au même moment, si les préjugés sont négatifs, l’amygdale, une partie du cerveau qui gère les réponses émotionnelles rapides et, en particulier la peur, est activée et vous met en position de « fight or flight », de « combattre ou de fuir ». 

Biais de jugement inconscients

Un réflexe beaucoup plus puissant qu’on ne l’imagine. Même les gens les plus ouverts trimballent avec eux tout un corpus d’idées reçues, apprises inconsciemment. Notre cerveau est comme une éponge qui absorbe les représentations présentes dans notre environnement, dans les médias, par exemple. Pour mesurer la prégnance de ces biais de jugement inconscients, les scientifiques utilisent ainsi un type de test appelé  les Tests d’association implicite (IAT) mis au point dans les années 90 par des psychologues américains. Ces tests débusquent les associations d’idées automatiques. Il consiste à classer très rapidement des mots négatifs ou positifs après avoir vu, par exemple, des visages blancs ou noirs, ou bien lu des noms à consonance arabe, etc. selon les préjugés évalués. Si votre cerveau a plus de facilité à classer les notions négatives après avoir vu des visages noirs, des silhouettes obèses, ou lu des noms arabes (ou le contraire), c’est qu’il a pris l’habitude de les associer à des notions négatives. Et cela se fait, même malgré vous… 

Problème : une fois bien installé dans votre tête, le préjugé s’y trouve comme un coq en pâte.  Il faut dire que le cerveau fait tout pour le contenter. Si nous vivons une mauvaise expérience, comme une agression, avec une personne de l’ « exogroupe », nous aurons tendance à associer tous les membres du groupe à ce traumatisme. Surtout, celle-ci sera marquée au fer rouge dans notre mémoire. Une équipe du Karolinska Intistitutet en Suède a ainsi montré que notre cerveau ne traitait pas de la même manière (notamment au niveau de l’amygdale cérébrale) une expérience douloureuse, comme par exemple un attentat, selon que celle-ci était liée/due à un membre de notre groupe ou du groupe que nous considérons comme étranger. Une autre étude montre que c’est aussi le cas même quand nous ne sommes que les observateurs de cet événement traumatique !

Lutter contre ses propres préjugés

Alors que faire pour stopper ce cercle vicieux ? Nous avons, heureusement, déjà en nous la capacité de nous auto-réguler. Dans notre cerveau, deux zones spécifiques, le cortex cingulaire antérieur qui gère la détection de l’erreur et notre capacité à nous mettre à la place de l’autre, et le cortex préfrontal, travaillent à reconnaître nos biais implicites et à les dépasser. Nous le faisons d’ailleurs naturellement lors de certaines situations de la vie courante. Nous avons tendance à nous contrôler spontanément lorsque nous interagissons avec une personne dans un but particulier, par exemple, si nous demandons notre chemin dans la rue à quelqu’un, nous mettrons plus facilement nos préjugés de côté car nous sommes focalisés sur le fait de retrouver notre route. Au contraire, si vous vous trouvez dans une salle d’attente chez le médecin et qu’une conversation impromptue démarre entre les patients qui attendent, vous aurez tendance à vous laisser envahir par vos préjugés car vous n’avez aucune raison rationnelle d’interragir avec eux. On comprend mieux pourquoi les tensions peuvent monter rapidement dans les transports en commun…

Entraîner notre faculté d’autorégulation

Cette faculté d’autorégulation est d’ailleurs utilisée dans certains programmes de réconciliation qui réunissent des personnes provenant de groupes ennemis en prenant soin de les motiver autour d’un objectif commun. Ce fut le cas, par exemple, du projet d’Une seule voix qui réunissait des chanteurs et musiciens juifs israéliens, arabes israéliens et des Palestiniens pour une tournée de concerts à travers la France.

Les chercheurs commencent aussi à percevoir ce qui ne faut pas faire au niveau collectif, si l’on veut combattre les représentations biaisées. Plusieurs études à l’international montrent ainsi que tout ce qui concourt à renforcer l’identité d’un groupe, comme la mise en avant des emblèmes nationaux, a pour conséquence d’activer les préjugés négatifs concernant des groupes considérés comme « différents ». En France, des chercheurs ont soumis une cohorte de participants à des tests semblables aux tests d’associations implicites en leur présentant des drapeaux français puis des symboles juifs ou musulmans. Les résultats sont clairs : « les symboles liés à l’identité nationale activent les préjugés négatifs implicites et/ou explicites contre ces communautés » (les résultats de l’étude ne sont pas encore publiés).

Sortir du déni

Mais comment peut-on soi-même lutter contre ses idées reçues ? Le seul fait de prendre conscience de ses propres biais implicites est déjà un bon début car cela permet de commencer à les contrôler…Mais il n’est pas évident de sortir du déni, surtout quand on est soi-même persuadé d’être une personne ouverte à la différence et tolérante… Faire un des tests d’association implicite (IAT) peut d’ailleurs être, en soi, une expérience perturbante. Une stratégie consiste à utiliser consciemment les zones du cerveau qui nous aident à corriger nos préjugés implicites. Et surtout, le cortex cingulaire antérieur, qui régit notre capacité à nous mettre à la place de l’autre, à comprendre sa position. Comment ? En faisant des jeux de rôles, par exemple en se forçant à se mettre à la place de l’autre. C’est ainsi une des méthodes utilisées par l’association Le Cercle des parents-Forum des familles en Israël Palestine qui fait se rencontrer des familles israéliennes et palestiniennes endeuillées par le conflit lors d’une série de week-ends. Les Palestiniens y sont invités à se glisser dans la peau des Israéliens. Et vice et versa. Pour tenter de comprendre les réactions du camp opposé. Une façon de rendre son humanité à celui qui en avait été privé.  

Muriel Sainte-Croix

Ajouter un commentaire