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Épidémie de fièvre acheteuse : la faute au FOMO !

Spaghettis et coquillettes, papier hygiénique, riz… La frénésie d’achats qui vide les rayons des supermarchés s’explique par le fear of missing out ou FOMO. Née avec les technologies numériques, cette peur du manque réapparaît aujourd’hui en force avec l’épidémie de Covid-19. Un FOMO version conso.

C’est de la coronafolie ! Depuis la fin du mois de février, boostés par les « achats panique », les circuits de distribution tricolores collectionnent les records de vente. Un jackpot de la peur décroché par Mister Covid-19, champion toutes catégories de la conso dingo, grand dévoreur de pâtes, de riz, de raviolis en conserve et amateur inconditionnel d’ouate de cellulose. Une spécialité cul-inaire plus connue sous l’appellation triviale PQ. Vous savez, ces irrésistibles rouleaux de papier toilette, moelleux comme des guimauves de Noël, roses, bleus ou blancs, avec ou sans motifs, à double ou triple épaisseur (pour les gourmets les plus exigeants). Appétissant, non ?

Eh bien, chaque semaine, partout en France, on se les arrache ! Les caddies, fébrilement poussés par des clients effrayés à l’idée d’en manquer, débordent de ces gourmandises aux couleurs pastel. Pastel mais aussi pasta de toutes sortes dont ils remplissent leurs chariots de survie pour faire face à l’apocalypse sanitaire qui les plonge dans l’angoisse.

Ces dernières semaines, les grandes surfaces ont enregistré des hausses spectaculaires de chiffre d’affaires (+9,4% du 2 au 8 mars, par exemple). Le drive (+29% par rapport à l’année dernière et 164 millions d’euros de recettes sur la même période) et le e-commerce (+19,9% pour les produits de grande consommation) explosent les compteurs ! Les commerces alimentaires de proximité (supérettes, épicerie, métiers de bouche…) ont aussi vu leur fréquentation s’accroître (+5 à 10%).

Ne pas acheter plus que de besoin

Une ruée inexplicable puisqu’aucune pénurie n’est annoncée et que les points de vente continuent d’être normalement livrés par leurs fournisseurs. « Il n’y a pas de difficulté en termes d’approvisionnement en produits alimentaires pour les Français et il n’y en aura pas, à condition que chacun continue à faire ses courses comme avant », a martelé, dimanche 15 mars, Bruno Le Maire. Le ministre de l’Économie et des Finances a également enjoint les Français à ne pas faire de stocks. « Il n’y aura aucune limitation en nombre de produits achetés, il n’y a aucune raison de faire du rationnement. On compte sur le comportement responsable des Français pour ne pas se précipiter sur les rayons et acheter plus que de besoin ».  

Mais que pèsent les promesses rassurantes du patron de Bercy face à la tendance survivaliste qui gagne certains de nos concitoyen·ne·s ? À défaut de masques de protection FFP2 et de gel hydroalcoolique, l’accumulation de semoule de blé dur de toutes formes et l’édification de châteaux de papier hygiénique multicolore leur apparaissent comme les forteresses les plus sûres pour se protéger du coronavirus.

Stratégies excessives d’autoprotection

Même après son intervention, l’anticipation irrationnelle d’une crise de l’approvisionnement en produits de première nécessité alimente une frénésie collective d’achats démesurés. L’épidémie de Covid-19 constitue une « rupture de normalité » qui nourrit l’élaboration de stratégies excessives d’autoprotection. Conséquence : les consommateurs, par peur du manque mais aussi (et peut-être surtout) par imitation, ont provoqué d’importantes ruptures dans les rayons en chargeant des quantités énormes d’articles dans leurs caddies. Parmi les plus prisés : les pâtes, le riz, les conserves de légumes et de poissons, l’eau de javel, le papier hygiénique, l’eau minérale, les lingettes désinfectantes… Dans certains points de vente, des clients en sont même venus aux mains pour un paquet de pâtes ou quelques rouleaux de papier toilette…

Si le stockage des provisions a toujours été une pratique fréquente en cas de crise, la proportion que prend aujourd’hui ce phénomène peut surprendre. Pour tenter d’en limiter les effets, des enseignes comme Carrefour ou Intermarché, ont décidé de réserver un créneau matinal aux seuls personnes âgées de plus de 70 ans dans certains de leurs magasins. Des hypermarchés filtrent les entrées en limitant à 100 personnes à la fois le nombre de clients autorisés à y pénétrer. En Belgique, les magasins Delhaize limitent à deux unités seulement l’achat de certains produits comme les pâtes, l’eau, les conserves, les pommes de terre ou encore le papier hygiénique.

 « La proportion des gens qui sur-réagissent est faible, mais elle peut conduire les gens rationnels, qui s’informent et se fient aux autorités de santé, à modifier leur comportement plus que nécessaire. Ils ne paniquent pas mais, par exemple, voyant que les rayons sont vidés par des personnes plus inquiètes, ils se mettent eux aussi à acheter plus. Non pas parce qu’ils ont peur de l’épidémie et anticipent une catastrophe, mais parce qu’ils craignent de ne plus trouver ce dont ils ont besoin lorsqu’ils iront faire leurs courses normalement », explique Jocelyn Raude, psychologue social et spécialiste des maladies infectieuses émergentes à l’École des Hautes études en santé publique de Rennes (1).

Anxiété et regret décisionnel

À l’origine de cette peur maladive du manque, on trouve le syndrome FOMO pour Fear of missing out, une expression qui décrit l’angoisse sociale que ressentent certaines personnes à l’idée de louper un événement, une information, une occasion particulière. Cet état d’anxiété permanent affecte surtout les jeunes en état de veille permanente sur les réseaux sociaux, qui ne cessent de comparer leur vie à celle de leurs camarades.

L’hyper sollicitation numérique accentue ce sentiment de ne pas être au bon endroit au bon moment, de ne pas avoir pris les bonnes décisions, de passer à côté de quelque chose de passionnant dont les autres profitent… On parle alors de « regret décisionnel ». Le FOMO n’est pas une maladie psychique mais peut plonger celui ou celle qui en est victime dans un véritable état de souffrance mentale. Culpabilité, doutes permanents, sentiment de vide intérieur et autodépréciation en sont les principaux marqueurs.

Les spécialistes en marketing exploitent depuis longtemps cette faille narcissique en jouant sur la frustration du consommateur et sa propension à se comparer, à imiter. Ainsi, « l’affaire en or conclue par votre voisin » (imitation, comparaison), le compte à rebours des promotions en ligne (décision, opportunisme) ou encore « les ventes exceptionnelles réservés aux membres du club » (privilège, reconnaissance) sont des techniques de vente qui cherchent à tirer profit de la double signature psychologique du FOMO: la peur de regretter d’être en train de passer à côté de quelque chose d’important et le regret ne pas avoir fait le bon choix lorsqu’il était encore temps de le faire.

Première pandémie numérique !

Le coronavirus révèle aujourd’hui un autre visage de ce syndrome : la peur de manquer de produits de première nécessité tandis que les autres – mes voisins, mes collègues, mes amis – eux, auraient de quoi faire face à une pénurie alimentaire. La peur aussi de ne pas avoir pris les bonnes décisions, pendant qu’il était encore temps, pour me protéger, préserver mes proches de la faim, leur épargner des souffrances, leur donner les meilleures chances de survie…

On retrouve, dans ce FOMO version Covid-19, ce même mécanisme de comparaison-imitation qui nourrit et accroît l’angoisse des consommateurs. « Si les autres empilent des paquets de pâtes dans leurs caddies, ils auront donc un avantage que je n’aurai pas moi en cas de pénurie. Eux ne souffriront pas de faim, tandis que moi je m’expose au pire. Et même si ce pire n’est pas sûr, je ne prends pas le risque de faire courir un tel risque à ma famille… On ne sait jamais… ». Tel est le raisonnement type des stockeurs de la peur. Dans le doute, je préfère prendre 2 ou 3 paquets de pâtes supplémentaires pour ne pas me retrouver dans le besoin demain.

Il ne s’agit pas simplement d’achats de précaution mais d’achats « sociaux », c’est-à-dire de décisions prises par rapport à des comportements observés chez les autres et qui ont pour effet principal de légitimer et d’amplifier ma propre peur du manque. Une spirale infernale classique mais qui est aujourd’hui décuplée et même dramatisée par les réseaux sociaux. Qui diffusent en boucle des vidéos de clients « prévoyants » qui remplissent leurs caddies de victuailles, produits d’hygiène et autres articles pseudo salvateurs.

C’est la première fois qu’une pandémie d’une telle ampleur apparaît dans un environnement constellé de technologies numériques. Parallèlement à la propagation du virus, la contagion des esprits progresse aussi à une vitesse folle sur Internet. La puissance des médias en ligne réactive des peurs collectives anciennes que l’on croyait enfouies à jamais. Surinformé, encombré de fake news, d’analystes catastrophistes et de témoignages sensationnalistes, notre cerveau peut dérailler facilement. « Dans une pandémie, l’information intensive et virale favorise l’anxiété de masse, la méfiance de l’autre et l’autoprotection, un peu comme lors d’attaques terroristes. Surtout à l’ère des médias sociaux. On devient plus inquiet et plus vigilant, à l’affût des signes de danger. On est plus sensible aux rumeurs. On généralise et on exagère. Notre cerveau nous suggère de nouveaux thèmes d’inquiétude : et si quelqu’un toussait près de moi dans un lieu public ? Et si on me mettait en quarantaine à cause d’un collègue ou à cause d’un déplacement ? Et si… », prévenait récemment dans une tribune, François Richer, neuropsychologue et professeur à l’Université du Québec à Montréal (UQAM). Et si le virus de la peur était plus dangereux que le Covid-19 ?

Nasser Negrouche

Sources et références
-Entretien accordé à notre confrère Sciences et Avenir et publié sur le site sciencesetavenir.fr le 13 mars 2020.
-Delouvée Sylvain, Rateau Patrick, Rouquette Michel-Louis, Les peurs collectives. ERES, « Société », 2013.
-Baker, Zachary & Krieger, Heather & LeRoy, Angie : Fear of missing out. Relationships with depression, mindfulness, and physical symptoms. Paru dans : Translational Issues in Psychological Science, 2016/2.
-Burnell, Kaitlyn & George, Madeleine & Vollet, Justin & Ehrenreich, Samuel & Underwood, Marion : Passive social networking site use and well-being. The mediating roles of social comparison and the fear of missing out. Paru dans : Cyberpsychology. Journal of Psychosocial Research on Cyberspace. 3/2019.
-Tribune publié sur le site du journal La presse (lapresse.ca) le 10 mars 2020.
-Przybylski, Andrew K. & Murayama, Kou & DeHaan, Cody R. & Gladwell, Valerie : Motivational, emotional, and behavioral correlates of fear of missing out. Paru dans : Computers in Human

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