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Rémi Chéno : « Descendre dans le silence intérieur comme le sous-marin qui s’enfonce dans les eaux noires de l’océan… »

Échapper aux bruits de la vie, quitter l’agitation de la surface, les soucis, les urgences, les mots… Descendre en soi pour y trouver, enfoui dans les profondeurs, un lieu vide et calme mais qui pourtant vous remplira. Voyage dans le fascinant mystère du silence avec Rémi Chéno, prêtre dominicain, docteur en théologie et auteur du livre « Les voies du silence » (Cerf).

Quelle est votre définition du silence et pourquoi selon vous le silence intérieur, dans sa version religieuse ou laïque, est-il finalement porteur de tant de bienfaits spirituels ?

Rémi Chéno : « Je n’ai aucune affirmation définitive sur le silence ! Je n’ai qu’une expérience, singulière, que j’essaie de rendre accessible à d’autres parce qu’elle représente à mes yeux une expérience heureuse. Le silence intérieur dont j’aime parler n’est pas le silence oppressant de la terreur, le silence imposé par une force extérieure ou par un ordre. C’est un silence choisi, désiré, entretenu, recherché. En même temps, je tiens à dire d’abord que ce n’est pas tant un acquis qu’un horizon, un but, entrevu certes, mais jamais vraiment atteint.

Le silence, c’est pour moi un détachement de soi, l’entrée dans un espace que je laisse vide, que je ne cherche pas à remplir.

Je ne parle pas d’un renoncement à soi-même parce que, paradoxalement, ce silence a quelque chose à voir, mystérieusement, avec mon moi le plus profond. C’est pourquoi j’en parle comme d’une descente en soi, vers un lieu, un espace vide, ouvert, sans tension. Descendre dans le silence, c’est descendre en soi, non pas à la recherche de soi (même si on peut le trouver…) mais dans l’abandon de toute utilité, de tout résultat.

C’est pourquoi il m’est difficile de dire du silence qu’il est porteur de bienfaits spirituels parce qu’aussitôt je l’instrumentalise. Il n’est plus l’objet de ma quête et ces « bienfaits spirituels » se substituent à lui. Plus simplement, « ça » fait du bien, ça apaise, ça réconcilie avec soi-même, ça unifie ». 

Pourtant, hormis pour certains « initiés », le silence est souvent générateur d’inquiétude, de malaise voire d’angoisse… Est-ce parce qu’il évoque symboliquement la mort, une sorte d’immobilité inquiétante ?

Rémi Chéno : « Ce n’est pas facile d’entrer dans le silence alors que nous baignons dans un bruit incessant, dans un flot continu de paroles, d’images, de sollicitations. C’est même une épreuve de quitter ce bruit, cette agitation, parce qu’ils sont devenus notre milieu naturel ! Cela ressemble un peu à une mise à nu, un risque d’exposition de soi. On a peur de ne pas subsister en dehors de ce bruit, on a peur de s’y révéler fragile, inconsistant, comme si notre consistance était maintenue par cette agitation, ce tumulte de la vie. Descendre dans le silence, serait-ce descendre dans la mort ? L’interrogation est légitime et la peur qu’elle induit compréhensible.

Il y a donc bien un effort initial, une rupture à poser, un renoncement à accomplir. Mais cet effort, cette rupture, ce renoncement vont bientôt se révéler non seulement faciles, mais même absolument sans objet, sans consistance. Il n’y a pas d’épreuve ! Il y a seulement le risque d’une épreuve.

Pourquoi toujours mettre de la musique pour travailler ? Pourquoi toujours un bruit de fond ? N’y a-t-il que notre temps de sommeil qui serait vécu dans le silence ? Nous croyons que ce sont des béquilles, des soutiens, et nous craignons de chuter sans eux. Mais c’est un leurre ».

Dans votre livre « Les voies du silence », vous nous invitez dès les premières lignes à « quitter la surface » pour descendre en soi et y retrouver la vraie vie qui s’y trouve. Pouvez-vous nous décrire la manière dont peut s’opérer en pratique cette descente en soi ?

Rémi Chéno : « Je ne sais pas trop comment répondre à cette question. Je n’ai pas de méthode particulière. Beaucoup a été écrit sur les exercices de respiration, sur la manière de s’asseoir, ou encore sur l’aide que peut apporter un jeu de lumière… Tout cela me semble parfaitement valable. En fait, pour ma part, je n’en ai pas vraiment besoin. Il n’y a, en tout cas, pas des exercices à faire ni de techniques à acquérir pour commencer, même si ces techniques sont très probablement utiles à beaucoup de personnes. Simplement, je choisis mon heure et mon lieu, et je m’arrête. Je coupe mon portable, je me retire porte fermée, je baisse la lumière, je m’assois (j’ai des problèmes de circulation dans d’autres positions). C’est tout. Et j’affronte mon bruit intérieur. C’est le combat initial : tout ce qui se déchaîne dans ma tête quand je m’arrête, les idées qui se bousculent, les agacements qui remontent, les petites douleurs ou désagréments, le bras qui me gratte etc… C’est souvent, au moins au début, comme une tempête de bruit, plus forte encore que celle que j’ai quittée à l’instant en allant m’isoler.

Ce bruit intérieur, j’ai écrit qu’il faut l’affronter. J’aurais dû écrire plutôt qu’il faut m’y attendre. Il va surgir et m’envahir. Mais je ne vais pas le combattre à proprement parler. Je vais le laisser glisser sur moi, comme un vent fort que je traverse simplement en avançant, ou même simplement en m’y exposant. Il déploie sa force de déconcentration, de distraction, de perturbation. Je n’y oppose pas une force en retour, je le laisse épuiser sa force sur moi, car elle est vaine et finalement incapable de rien renverser. Je peux même me tenir dans la tempête, sans crainte. Je n’y fais même pas attention, je ne lui prête aucune attention. Ce bruit intérieur va bientôt s’essouffler (c’est le mot exact), se dissiper, se vider de toute son énergie. Dans mon petit livre, je parle de la fonte des glaces dans l’Océan arctique. Au début, c’est ce qu’on appelle la débâcle, des fracassements de plaques de glace les unes contre les autres. Puis le printemps gagne du terrain, la glace fond et, bientôt, la mer redevient calme, lisse, mer d’huile, apaisée.

Une fois le bruit passé, ou plutôt une fois ce bruit intérieur laissé à la surface, je descends plus profond.

Comme le sous-marin qui s’enfonce dans les eaux noires de l’océan, loin des vagues en surface.

On ne peut guère en parler autrement, je crois, que par images que j’espère suffisamment évocatrices, même s’il faut parfois plusieurs images incompatibles entre elles pour réussir à en dire quelque chose. Je viens de parler d’une mer d’huile après la débâcle, je parle maintenant d’eaux profondes loin des vagues en surface. Je pourrais aussi parler d’un lac noir, profond, calme, enfoui, presque inaccessible, que je rejoins en descendant dans le silence. Je pourrais parler d’un poids, d’un lest, lourd, d’une ancre… Toutes ces images renvoient à une certaine immobilité, un grand calme, une paix profonde. C’est ce que les traditions mystiques appellent le cœur, les entrailles, le fond de l’âme, etc. Elles aussi manipulent des images qui peuvent paraître contradictoires. Mais elles désignent bien toutes le même « lieu », la même expérience ».

Quelle est votre expérience personnelle du silence dans votre vie spirituelle ? Que trouve-t-on finalement au bout du silence et que peut-il nous apprendre sur nous-même, les autres, l’inconnu ?

Rémi Chéno : « Mon expérience du silence est difficile à formuler. On se tient là aux limites du langage et les paroles qu’on peut en dire (parler du silence…) sont souvent paradoxales. Commençons par des choses simples.

Mon expérience du silence est une expérience de paix et de joie.

Il ne s’agit pas d’une joie exubérante, bien entendu, mais d’une joie profonde, irrésistible, dont j’essaie de rapporter quelques bribes à la « remontée » vers le bruit du monde. En tout cas, ce n’est pas une expérience douloureuse, ni l’expérience d’un esseulement, d’une solitude effrayante. Ce n’est pas non plus l’expérience d’un effacement de ma personne. C’est bien moi qui me tiens au plus profond de moi-même.

Dans ce silence, je reconnais la présence de Celui que j’appelle Dieu. Dieu, loin des représentations que je m’en fais ou bien de celle dont j’hérite dans ma tradition religieuse (chrétien catholique). C’est ce que j’appelle une présence non thématisée de Dieu. J’identifie Dieu présent dans ce silence en dehors de toute définition, détermination, rationalisation, concept, idée. C’est une présence de quelqu’un qui m’attend, qui est en relation avec moi. On arrive alors aux paradoxes inévitables pour décrire l’expérience : il est mon propre poids, mon propre lest, mon propre moi. Il ne se confond pas avec moi et pourtant il est plus intérieur à moi que moi-même. Et il parle ! Il parle dans ce silence, il parle… en silence. C’est une parole non verbalisée, une parole sans mots, sans sons, mais une parole adressée et pas simplement prononcée, une parole qui me rejoint. Et je la ressens comme une parole amicale, aimable, bienveillante, douce. Elle ne me dit rien à proprement parler, mais pourtant elle s’adresse à moi. Tout cela est bien paradoxal, je m’en rends compte ».

La rencontre avec son silence intérieur et sa vérité propre nécessite-t-elle d’avoir la foi ? Un·e non-croyant·e peut-il/elle aussi parvenir à cet état « d’éveil » ? Vous distinguez dans votre livre religion et spiritualité…

Rémi Chéno : « Je n’en sais rien. Il faudrait interroger ceux qui n’ont pas la foi pour savoir s’ils ont fait l’expérience de ce silence intérieur ! Mais je pense que c’est possible, sans qu’un non croyant utilise les mêmes mots que moi. Il m’importe d’ailleurs assez peu qu’il nomme Dieu comme ce compagnon intime, cette parole bienveillante et silencieuse qu’il trouve au fond de lui.

Encore une fois, je pense qu’il n’y a pas besoin de recourir à des représentations, des visions du monde, qu’elles soient religieuses ou pas, à des traditions d’interprétation des expériences, pour faire l’expérience.

L’expérience dont j’essaie de parler est en aval de ces traditions religieuses et de ces interprétations. Elle est non thématisée. Simplement, pour en parler, je suis bien obligé de m’inscrire dans une tradition d’interprétation. Pour le croyant, c’est facile : sa tradition religieuse va lui donner les mots, les concepts, les représentations nécessaires. Pour l’incroyant (le non croyant), je pense que le plus simple est de recourir à une tradition spirituelle laïque, ce qu’on appelle souvent les nouvelles spiritualités laïques, qui sont souvent, me semble-t-il, influencées par les traditions orientales.

Je ne vois aucun intérêt à cloisonner les gens entre traditions laïques et traditions religieuses, ni entre les traditions laïques entre elles, ou les religions entre elles. Nous pouvons nous rencontrer, converser, engager ensemble une parole respectueuse, ouverte, bienveillante ».

Rompre avec un mode de vie fondé sur la consommation, le « toujours plus », l’hyper-connexion technologique, les sollicitations permanentes peut-il faciliter la recherche du silence ? Se rapprocher de la nature, par exemple, peut-il favoriser la descente en soi ?

Rémi Chéno : « La recherche du silence ne constitue pas pour moi une dénonciation du monde technologique dans lequel nous vivons tous. Je ne milite pas pour un retrait du monde. J’ai de l’intérêt pour une certaine écologie de l’esprit, mais pas au prix d’un mépris dédaigneux de la « plèbe » qui serait engoncée dans sa consommation. Bref, j’aime le monde que j’habite.

Cela dit, j’ai besoin de retrouver la nature régulièrement. Je ne me sens nulle part aussi bien que dans une forêt. J’imagine que l’expérience du confinement qui nous a été imposé par le virus a réveillé en beaucoup le désir d’une balade en forêt, d’une excursion en montagne ou d’un séjour à la campagne. Le monde moderne est fatiguant, ses sollicitations peuvent devenir esclavage. Il est d’une banalité affligeante de dire qu’il nous faut apprendre à couper Internet, à lâcher notre téléphone portable. Mais cela reste difficile à faire quotidiennement… ».

 « Le silence intérieur se laisse découvrir à qui sait attendre », écrivez-vous dans Les voies du silence.  Existe-t-il toutefois une prière, une sagesse, un « mantra » pour se préparer à l’accueillir, se mettre dans un état de disponibilité mentale ?

Rémi Chéno : « Je n’utilise pas cette technique. Je ne connais aucun mantra. Mais pourquoi pas ? Encore une fois, je n’aurais aucun scrupule à en utiliser. Je crois que cela peut vraiment aider à traverser le bruit intérieur pour rejoindre ce que j’ai appelé mon lac intérieur. Si vraiment je devais en choisir un, ce serait un simple mot : Amen. Ou bien un nom : Jésus. On bien un pronom arabe, que les mystiques soufis utilisent en respirant avec le h qui commence le mot : huwa, c’est-à-dire « Il ».

Propos recueillis par Nasser Negrouche

De Strasbourg au Caire
Rémi Chéno est français et vit au Caire.Prêtre dominicain né en 1959, il a été de nombreuses années aumônier d’étudiants en Grandes écoles en France. Docteur en théologie de l’Université de Strasbourg, Rémi Chéno était maître de conférences en théologie dogmatique à la Faculté de théologie de l’UCO (Angers, France) et membre de l’équipe de recherche EA 4377 (Théologie catholique et sciences religieuses). Il dirigeait le cycle de doctorat de la Faculté de théologie de l’UCO. Spécialisé en ecclésiologie, il s’est intéressé par la suite plus spécialement à la pneumatologie et à l’eschatologie. Il rejoint l’Idéo en septembre 2013. Ses travaux portent désormais davantage sur la théologie (chrétienne) du pluralisme religieux. Il est nommé secrétaire général de l’Institut dominicain d’études orientales (Ideo) en octobre 2014.

Les voies du silence
Le bruit de la vie nous étouffe. Le silence nous régénère. Écouter le silence – enfin ! –, c’est une invitation à rejoindre un lieu enfoui en chacun de nous, qui leste toute notre vie. Écouter le silence – patiemment ! –, c’est l’aventure d’une rencontre, improbable, avec l’Ami secret que les croyants appellent Dieu. Écouter le silence – obstinément ! –, c’est ouvrir les voies du silence qui conduisent à la joie et à la liberté. Une aventure spirituelle pour celles et ceux qui ne se sentent pas trop spirituels, pour les incroyants, les laïques, voire les laïcards, pour celles et ceux qui s’en croient indignes ou incapables. Pour celles et ceux qui brûlent pourtant du désir de rencontrer l’Ami. Rémi Chéno nous offre une initiation à la vie spirituelle en une seule étape : faire silence. Edition du Cerf, collection Spiritualité, 112 pages – Avril 2018
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