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Comment la mémoire collective façonne nos souvenirs personnels

Pourquoi notre cerveau retient-il certains faits historiques et en efface-t-il d’autres ? Nos souvenirs personnels sont influencés et même parfois modifiés par la « mémoire collective »

Que s’est-il passé le 11 septembre 2001 ? Tout le monde sait répondre à cette question. Mais tout le monde ne répond pas exactement la même chose. Faites le test autour de vous :  en France, vos interlocuteurs vous parleront à coup sûr des tours du World Trade Center, à New York. Quelques uns citeront l’attentat du Pentagone. Et c’est tout… Mais si vous interrogez des Américains, tous citeront la troisième tragédie de cette journée : le crash du quatrième avion en Pennsylvanie, le vol 93 d’United Airlines qui s’écrase après que les passagers, informés des attaques en cours, ont tenté d’en reprendre les commandes…

Pourquoi un tel oubli chez les Français ? Une question de tri d’abord. Nous ne pouvons pas tout retenir ! Nous retenons juste une partie des événements passés. Pour comprendre, il faut se pencher sur le fonctionnement de la mémoire. Au coeur du processus : l’hippocampe. Ce maître d’œuvre de votre boîte crânienne, sorte de gare de triage de vos perceptions, traite l’information et la projette sous forme de réseaux neuronaux – les traces mnésiques – dans les greniers de notre cerveau. Lorsque nous nous souvenons, l’hippocampe réactive ces réseaux neuronaux. Plus ceux-ci sont sollicités, plus ils deviennent puissants, un peu comme si on soulignait nos souvenirs au fluo.

Une mémoire faillible

Mais notre mémoire est aussi malléable. Ainsi, à chaque fois que vous vous remémorez un événement, c’est-à-dire que vous réactivez la trace mnésique laissée dans votre cerveau par ce que vous avez vécu, celle-ci devient instable, malléable pendant un moment. Pendant ce laps de temps, le souvenir peut être transformé, magnifié, mis à jour, ou même mis de côté et oublié. C’est la théorie de la « reconsolidation du souvenir » prouvée chez la souris par le chercheur Pascal Roullet de l’université de Toulouse. La plasticité de la mémoire est telle que notre cerveau est même capable de créer des souvenirs de toutes pièces. Dans la vie de tous les jours, il arrive ainsi que nous produisions ce qu’on appelle aujourd’hui des «faux souvenirs». Par exemple, un enfant qui a vu les photos du mariage de ses parents peut être persuadé d’y avoir assisté, alors qu’il n’était pas encore né. Ils peuvent être aussi utilisés dans les manipulations mentales de type sectaire.

Un modèle mental commun

Sans aller jusqu’à ces extrêmes, notre mémoire est sans cesse influencée par le récit collectif, diffusé par les médias, les leaders d’opinion. En fait, tout se passe comme si nous intégrions une sorte de schéma mental collectif présent dans notre environnement. Et cela se voit, concrètement dans nos cerveaux ! Pour la première fois, des chercheurs français de l’INSERM ont ainsi mis en évidence le lien entre souvenir individuel et mémoire collective dans le cerveau, en utilisant des techniques d’imagerie cérébrale.  « Nos données démontrent que la mémoire collective, qui existe en dehors et au-delà des individus, organise et façonne la mémoire individuelle. Elle constitue un modèle mental commun permettant de connecter les souvenirs des individus à travers le temps et l’espace », souligne Pierre Gagnepain, l’un des auteurs de l’étude.

Que restera-t-il ainsi des attentats du 13 novembre dans nos mémoires ? Sans doute davantage le nom d’un des lieux des attentats, le Bataclan, et moins ceux des cafés dont les terrasses ont été visées par les attaquants… C’est le sens du programme de recherche « 13 novembre » initié par l’historien Denis Peschanski et le neuropsychologue Francis Eustache. Objectif : recueillir et analyser les témoignages de 1 000 personnes touchées de près ou de loin par les attentats de Paris, à plusieurs années d’intervalle. Et voir ainsi comment leurs propres souvenirs des événements ont été influencés ou même transformés par le récit collectif.

Hippocampe social

Des chercheurs vont plus loin : dans un livre collectif, Individual and collective memory consolidation, (MIT Press ) des neuroscientifiques, anthropologues et historiens américains dessinent une analogie entre le fonctionnement de notre mémoire individuelle et celui de la mémoire collective. Les leaders d’opinion, les médias formeraient une sorte d’ « hippocampe social » qui façonnerait l’identité collective des peuples en choisissant de privilégier tel ou tel événement du passé.

Au filtre de cette mémoire reconstituée et donc sélective ne sont retenus que les événements perçus comme structurants dans la construction de notre identité collective. C’est ainsi que se construit l’identité d’un groupe, par la glorification d’un passé et la mise en scène d’une histoire commune. Les 20 000 victimes normandes des bombardements alliés en juin et juillet 1944 sont ainsi tombées dans l’oubli. De même, l’exode de 1940 (notre photo) ne tient pas aujourd’hui une place importante dans le récit de la Seconde guerre mondiale, contrairement à la résistance qui pourtant concernait beaucoup moins de personnes… Et de même, si les Américains gardent en mémoire le crash de Pennsylvanie, le 11 septembre 2001, c’est surtout parce que ses passagers se sont élevés contre les terroristes. Une histoire de résistance réconfortante et structurante au coeur de cette journée tragique.

Amnésie collective

Ce processus peut même être radical, comme lors de la révolution culturelle chinoise (1966-1976). Lorsque Mao Zedong démantèle toutes les institutions chargées de la préservation de la culture chinoise traditionnelle, emprisonne et même tue les intellectuels non communistes, le choc est tel qu’il court-circuite la mémoire de l’époque pré-communiste. Et provoque une sorte d’amnésie collective, comme l’explique les auteurs de l’étude du MIT. Aujourd’hui, il existe une fracture identitaire entre les Chinois de Chine et les membres de la diaspora qui n’ont pas vécu la révolution culturelle et qui eux ont gardé la culture chinoise traditionnelle.

On voit bien comment ce processus peut être utilisé pour façonner des identités. C’est ce qui s’est passé par exemple au Rwanda. Hutus et Tutsis ne sont ainsi pas à proprement des ethnies différentes : ils parlent la même langue. Mais à partir de différences qui étaient davantage d’ordre social, les colons belges ont défini deux groupes distincts dont ils ont accentué les caractéristiques physiques et mentales. Il a suffi ensuite aux politiques et aux médias de construire deux mémoires antagonistes pour chauffer les esprits. Jusqu’à l’embrasement : le génocide de 1994. D’où la grande responsabilité des leaders d’opinion et des médias qui, en manipulant nos mémoires collectives, façonnent les identités et les opposent parfois jusqu’à provoquer des guerres.

Judith Mercadet

Sources et références :
-L’ étude récente de l’INSERM
Collective memory shapes the organization of individual memories in the medial prefrontal cortex
-Le livre sur la mémoire collective
Individual and collective memory consolidation, (MIT Press )
-Un dossier sur la Fabrique du souvenir dans le journal du CNRS:
https://lejournal.cnrs.fr/articles/la-fabrique-du-souvenir
-Le site du Programme de recherche « 13 novembre »
http://www.memoire13novembre.fr/content/publications-scientifiques

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