Vous la connaissez désormais dans ses moindres recoins. Après près de huit semaines de confinement, elle n’a vraiment plus de secret pour vous. Vous avez peut-être buté contre ses murs. Elle est devenue prison à vos yeux. Ou, au contraire, vous aimeriez prolonger encore un peu ce moment de confinement tant vous avez aimé cette parenthèse confortable, lové dans ses bras. Bercé par le rythme des tâches quotidiennes et le ronron du chat. Loin de la brutalité du monde. À la maison…
Petit appartement, grande bâtisse avec jardin ou pavillon de lotissement, ce cloisonnement forcé a fait réapparaître à votre conscience ce lieu auquel vous ne prêtiez peut-être plus vraiment attention. Vous avez redécouvert les meubles hérités de votre grand-mère, les souvenirs des voyages passés, le rythme des floraisons dans le jardin. « Comme l’air que nous respirons ou la nourriture que nous mangeons ; la maison est au cœur de notre existence, mais elle s’estompe facilement dans le contexte cognitif et émotionnel », explique ainsi John S. Allen, un anthropologue américain auteur d’un livre passionnant sur le sujet Home, How Habitat Made Us Human (À la maison, comment l’habitat nous a rendu humain). Notre chez soi n’est bien souvent que le décor utile d’un film dont nous sommes les héros. Jusqu’à ce que, un jour, en déplacement, jaillisse soudain le manque. Cette envie pressante et presque douloureuse de rentrer chez soi, de retrouver l’odeur particulière de l’entrée, le parfum du lilas, le bruit du vent dans les volets, le goût du thé de l’après-midi pris dans le fauteuil du salon. Toutes ces sensations qui provoquent en nous un mélange de relâchement, de sécurité et de réconfort qu’aucun mot en français ne définit tout à fait, à part l’expression un peu banale : « se sentir à la maison ». Quel est donc ce lien qui nous unit à notre foyer ? D’où vient ce sentiment si particulier d’être chez soi ?
Atteindre l’homéostasie
Pour le savoir, il faut comprendre comment se créent les émotions et les sentiments dans notre cerveau. La question occupe les scientifiques depuis longtemps. Pour le neurologue et professeur en sciences cognitives Antonio Damasio, les émotions et les sentiments – ces derniers sont des émotions devenues des expériences mentales – ont un lien direct avec les besoins de notre corps. Dans un livre étonnant, How Emotions are Made, la neuroscientifique américaine Lisa Feldman Barret s’est ainsi penchée sur ce que les scientifiques appellent « l’interoception », soit la perception que nous pouvons avoir de notre propre corps : les battements de notre cœur, ceux de notre pouls par exemple, et même les sensations que nous procurent les mouvements de nos viscères… Et elle a fait une découverte étonnante : les zones du cerveau qui traitent ces données forment un réseau neuronal en lien avec celles gérant nos émotions et nos humeurs. Ainsi, nos émotions et nos sentiments seraient liées à ce que notre cerveau perçoit de l’état de notre corps. D’après Lisa Feldmann Barret, le cerveau fonctionne de façon prédictive : il ne réagit pas à la réalité, il élabore des prédictions. Celui-ci anticipe ce qui se passe dans le reste du corps avant même que cela se produise à partir des signaux qui lui parviennent et des expériences passées. Son principal objectif est de maintenir l’équilibre, entre les dépenses et les gains d’énergie, ce que les scientifiques nomment l’homéostasie. En clair, notre cerveau fonctionne comme le département chargé des finances d’une entreprise. Il liste les recettes et les dépenses et effectue des transferts d’argent, afin que son budget reste à l’équilibre. Ce n’est pas de tout repos : sans cesse sollicité – chaque action, chaque pensée, a un coût énergétique – le cerveau va chercher à toujours compenser les dépenses par des gains. Les sensations de calme ou d’agitation, de plaisir ou de déplaisir, ce que les scientifiques nomment les « affects », seraient ainsi des résumés de l’état de notre « budget corporel » venant de notre système interoceptif. Si nous sommes grognons, par exemple, nous sommes sans doute en dette de sommeil ou bien nous avons faim…
Comme un chargeur pour une batterie
Or, la maison est, en théorie, le lieu par excellence où nous pouvons satisfaire nos besoins primaires : dormir, nous reposer en sécurité et nous restaurer. Comme un chargeur pour une batterie, elle offre la possibilité de retrouver notre homéostasie souvent mise à mal à l’extérieur où nous devons davantage dépenser notre énergie (dans les interactions sociales par exemple). « Bien sûr, elle n’est pas en soi un mécanisme homéostatique, explique John S. Allen. La maison ne peut pas elle seule nous fournir de nourriture lorsque nous avons faim ni reposer notre corps lorsque nous sommes fatigués. Cependant, c’est l’endroit où, au cours de l’évolution et de nos vies relativement courtes, nous en sommes venus à nous attendre à ce que ces besoins fondamentaux soient satisfaits. Se sentir chez soi contribue à maintenir l’homéostasie du corps en nous encourageant à placer notre corps dans un environnement (relativement) protégé ou contrôlé où l’homéostasie physiologique peut être réalisée plus efficacement. » C’est cette perspective de voir nos attentes vitales comblées qui a peu à peu forgé dans notre cerveau un lien émotionnel avec ce lieu particulier.
Une maison mentale
Lorsque la maison remplit tout à fait son rôle, celle-ci est aussi l’endroit où nous nous retrouvons avec nous-mêmes. Nous quittons la comédie sociale, tombons le masque et l’armure. Dans le calme et la sécurité, nous pouvons laisser parler notre petite voix intérieure. Nous faisons des liens entre ce que nous avons vécu, élaborons notre propre récit sur nous-mêmes. Dans ce processus d’auto-narration, nous nous appuyons sur les objets de notre vie. Ces bibelots, cadres, meubles qui nous entourent et qui sont comme une extension de notre moi. Nos photos sur les murs, nos affaires sur les étagères, ne sont pas que de simples objets, elles racontent les histoires de notre vie : les lieux que nous avons visités, les personnes que nous avons connues. Tout cela contribue à créer ce que les psychologues appellent « un foyer psychologique ». Une maison mentale, en quelque sorte, qui est à la fois la projection de notre moi intérieur et le support de notre récit intime. « Lorsqu’un étranger regarde la maison de quelqu’un d’autre, il ne voit qu’une structure et des objets, un espace défini par des biens matériels. Lorsque nous regardons notre chez soi, nous voyons ces mêmes choses, bien sûr, mais notre perception de ces objets génère un sentiment qui est façonné par nos souvenirs, les relations que nous y avons liées et le sentiment de soulagement qui accompagne le repos et la récupération du corps, écrit ainsi John S. Allen. La maison offre une protection et un sentiment de contrôle, certes parfois illusoires, mais suffisants pour nous fournir un répit face au monde extérieur. »
La méthode Konmari
C’est sans doute pour cela que ranger nous fait autant de bien. En faisant de l’ordre chez soi, nous façonnons notre moi intérieur. C’est le principe de la méthode de rangement Konmari, élaborée par Marie Kondo. Cette consultante japonaise préconise ainsi de trier nos affaires non pas selon le critère de l’utilité mais selon celui… de la joie. Est-ce que cet objet me procure de la joie ? Est-il lié à des souvenirs heureux ou bien à une activité qui me procure du bien-être ? En faisant cela, non seulement nous nous allégeons de tout ce que nous gardons pour de mauvaises raisons, par convention sociale ou par peur de manquer, par exemple. Mais surtout nous élaborons activement notre récit personnel en ne gardant que les éléments en lien avec les bons moments de notre existence ou ceux qui correspondent à nos aspirations profondes.
Un refuge intérieur
Heureusement, nous pouvons recréer à l’infini ce sentiment « d’être chez soi ». C’est ce qui se passe lorsque nous emménageons dans une nouvelle maison, par exemple. Mieux : nous pouvons même nous en servir dans les moments difficiles pour renouer avec les sentiments qu’il suscite : la sécurité, l’enracinement ou le réconfort. Lorsque vous vous sentez particulièrement stressé ou peu sûr de vous, fermez les yeux, respirez profondément et imaginez-vous à l’endroit où vous vous sentez pleinement chez vous. Cela peut être votre maison tout entière ou bien une pièce en particulier où vous vous sentez particulièrement bien. Laissez venir les émotions, ressentez-les dans votre corps. Maintenant, ouvrez les yeux. Vous voilà plus serein pour affronter le monde.
Judith Mercadet
Sources et références :
Allen, John S.. Home: How Habitat Made Us Human . Basic Books.
Marcus, Clare Cooper. House As a Mirror of Self, Nicolas-Hays, Inc.
The dark side of home: Assessing possession ‘clutter’ on subjective well-being
Ajouter un commentaire