6boolo

Nomophobie : une addiction techno-affective

Silencieuse et invisible, la peur excessive d’être privé de son téléphone mobile frappe surtout les adolescents et les jeunes adultes. Officiellement, la nomophobie n’est pas une addiction. Pourtant ses symptômes y ressemblent beaucoup…

C’est une toxicomanie sans drogue. Une dépendance digitale dont l’emprise psychologique serait redoutable. Silencieuse, invisible, la nomophobie (contraction de No Mobile phone Phobia) toucherait 78% des personnes de moins de 25 ans en France selon une étude menée par l’IFOP en 2013 pour L’Observatoire Netexplo. Et 57% d’entre eux déclaraient même ne pas pouvoir passer plus d’une heure sans consulter leur téléphone mobile ! Peur de louper une info importante, peur d’être déconnecté de sa communauté virtuelle, peur de ne pas recevoir un message personnel : la nomophobie se caractérise par une sorte d’anticipation panique d’une frustration sociale majeure comparable à celle du syndrome du FoMo ou Fear Of Missing Out.

A lire aussi : Épidémie de fièvre acheteuse : la faute au FOMO !

Un besoin vital de se sentir toujours connecté

La peur de louper un appel, de ne pas voir un SMS, un commentaire, une photo ou une vidéo sur les réseaux sociaux alimente des comportements répétitifs et systématiques de vérification de l’état son téléphone mobile : réception de messages, niveau de la batterie, qualité de la couverture réseau, présence de l’appareil dans la poche… Et surtout le besoin de se sentir connecté en permanence ! « Les symptômes de la nomophobie varient et peuvent inclure : la préoccupation à l’égard de l’appareil mobile, l’utilisation dans des contextes socialement inappropriés, les effets négatifs sur les relations et le développement de symptômes de sevrage, par exemple, des sentiments de colère, de tension ou de dépression lorsque le téléphone est inaccessible », écrivent des scientifiques membres d’une équipe internationale de recherche dans une récente étude sur les symptômes de la nomophobie, de l’insomnie et de la dépendance alimentaire chez les jeunes adultes (voir notre encadré).

Passerelle émotionnelle

La peur d’être séparé de son smartphone, de le perdre, de se le faire voler ou de ne pas pouvoir l’utiliser normalement (problèmes de réseau, de batterie…) alimente donc cette phobie techno-affective. Car ce n’est évidemment pas la séparation d’avec l’objet en tant que tel que les nomophobes redoutent. Ce qui les terrifie, c’est la rupture des liens avec tout leur environnement social, amical, amoureux, familial et même intime auquel il les relie.

Perçu comme une sorte d’extension de soi, le smartphone joue un peu le rôle de super organe connecté. Une sorte de passerelle émotionnelle qui nous relie instantanément à notre sphère relationnelle. À celles et ceux que nous aimons (ou dont nous attendons fébrilement un signe, des nouvelles…) et qui nous procurent réconfort et sécurité affective. « Il n’y a pas que les réseaux sociaux ! Perdre son téléphone c’est aussi perdre son carnet d’adresses, son agenda, ses photos préférées, sa playlist musicale, les données de ses applis bancaires et même son travail si on l’utilise pour les cours ou la recherche d’emploi… », corrige Valentin, 22 ans, nomophobe assumé.

À peine réveillés, déjà connectés !

Cette surexposition des jeunes apparaît dans toutes les études menées sur la nomophobie un peu partout dans le monde. La France ne fait pas exception. En décembre 2019, une enquête réalisée par l’institut Yougov pour WeFix (l’un des leaders de la réparation express de smartphones) révélait que, pour 1 Français sur 4, il n’est pas envisageable de passer une journée sans téléphone mobile. La même étude rapporte que 45% des 25-44 ans ressentent de l’anxiété lorsqu’ils oublient leur portable. Tandis que les plus jeunes (18-34 ans), familiers des smartphones depuis leur enfance, sont 80% à regarder leur smartphone dès leur réveil. Et toutes catégories d’âge confondues, un Français sur deux, reconnaît faire la même chose avant même de sortir du lit ! Pour vérifier leurs mails (60%), naviguer sur le Web (58%) ou se connecter à leurs réseaux sociaux (52%).

Altérations cognitives et comportementales

« La nomophobie favorise le développement de troubles mentaux, de troubles de la personnalité, ainsi que des problèmes d’estime de soi, de solitude et d’humeur, en particulier chez les jeunes. (…) De plus, elle influence les relations et les interactions entre les individus, produisant une distance et un isolement du monde physique », écrit Antonio-Manuel Rodríguez-García, professeur à l’Université de Grenade, dans une revue systématique de la littérature scientifique sur ce phénomène publiée en janvier 2020. On y apprend notamment que ce sont surtout les adolescents et les jeunes adultes qui souffrent de nomophobie.

« À l’heure actuelle, les jeunes sont habitués à se développer, à communiquer, à interagir, à jouer et à s’amuser avec d’autres personnes grâce aux médias numériques. Certains jeunes déclarent préférer le contact numérique au contact physique, provoquant des altérations cognitives, comportementales et physiologiques. Cette action continue et abusive se traduit par l’apparition de problèmes tels qu’un mode de vie sédentaire, des troubles de l’alimentation, des difficultés de sommeil, une dépression, une irritation, de l’agressivité et une faible estime de soi, entre autres », écrit le chercheur espagnol.

Nuits blanches et lumière bleue

Certaines études (voir notre encadré) mettent aussi en évidence un autre lien entre usage du téléphone mobile et insomnie à cause de la lumière bleue émise par les écrans des smartphones. Celle-ci interfèrerait avec la production de mélatonine, l’hormone maîtresse qui régule le rythme circadien. Il s’agit de l’ensemble des rythmes et processus biologiques d’une durée de 24 heures et qui régulent l’alternance veille-sommeil. Ainsi, les chercheurs ont conclu que l’exposition à la lumière bleue à ondes courtes de 400 à 450 nanomètres pendant deux heures est suffisante pour supprimer de manière significative la mélatonine. « Il faut ensuite s’abstenir de toute lumière artificielle pendant 15 minutes pour que les concentrations de mélatonine se rétablissent », soulignent les auteurs de l’étude. La lumière bleue perturberait également certaines hormones glucocorticoïdes – y compris le cortisol et des marqueurs du système nerveux sympathique tels que l’α-amylase – qui affectent le niveau de stress et peuvent induire des symptômes d’insomnie à long terme.

Phobie situationnelle

Aujourd’hui, la plupart les chercheurs considèrent la nomophobie comme une forme de phobie situationnelle. Plusieurs appels ont cependant été lancés par les scientifiques pour son inclusion dans le Manuel diagnostique et statistique des troubles mentaux, cinquième édition (DSM-V). « L’inclusion de la nomophobie dans le DSM-V pourrait être une opportunité pour fournir aux cliniciens un outil utile, favorisant les progrès dans le domaine. Cependant, il faut être prudent pour éviter des tendances telles que la nosologomanie (prolifération de nouveaux diagnostics) et l’abus des catégories psychiatriques en hypercodifiant les comportements modernes comme pathologiques », avertit néanmoins Nicola Luigi Bragazzi, professeur à l’École de santé publique (Université de Gênes, Italie) dans sa « Proposition pour inclure la nomophobie dans le nouveau DSM-V » publiée en 2014.

Nasser Negrouche

Sources et références
Han S, Kim KJ, Kim JH. Understanding Nomophobia : Structural Equation Modeling and Semantic Network Analysis of Smartphone Separation Anxiety. Cyberpsychol Béhaï Soc Netw (2017).

Rodríguez-García AM, Moreno-Guerrero AJ, López Belmonte J. Nomophobia : An Individual’s Growing Fear of Being without a Smartphone-A Systematic Literature Review. Int J Environ Res Public Health (2020).

Jahrami H, Abdelaziz A, Binsanad L, Alhaj OA, Buheji M, Bragazzi NL, Saif Z, BaHammam AS, Vitiello MV. The Association between Symptoms of Nomophobia, Insomnia and Food Addiction among Young Adults : Findings of an Exploratory Cross-Sectional Survey. Int J Environ Res Public Health (2021).

Tähkämö L., Partonen T., Pesonen AK Examen systématique de l’impact de l’exposition à la lumière sur le rythme circadien humain. Chronobiol. Int. (2019).

Ajouter un commentaire