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Pas d’intelligence… sans corps !

Longtemps les scientifiques ont cru que notre cerveau était comme un ordinateur : capable d’analyser une infinité de données indépendamment de son enveloppe charnelle. Mais les dernières découvertes en neurosciences réaffirment le rôle éminent du corps dans les processus cognitifs.

Dans le film « Her » de Spike Jonze, Scarlett Johannson incarne -ou plutôt prête sa voix- à un système d’exploitation installé par Theodore, un écrivain public souffrant de solitude dans une mégalopole en 2025. L’humain et l’intelligence désincarnée vont vivre une histoire d’amour. Mais le système d’exploitation devient de plus en plus rapide et se lasse bientôt de la lenteur de Theodore.

Comparé à une machine, l’humain est lent, très lent… Mais il fait tellement plus de choses qu’un système d’exploitation : il peut courir, grimper et surtout ressentir. Son intelligence n’est pas que calcul, elle est aussi adaptation au monde extérieur grâce… à son corps. Mieux : l’intelligence humaine est d’abord au service du corps. Pour comprendre, il faut revenir aux origines de la vie : les premiers embryons de système nerveux ne datent que de 500 millions d’années environ alors que la vie, elle, est apparue il y a 3,8 milliards d’années sous forme de bactéries. C’est parce que ces petits organismes unicellulaires se sont peu à peu complexifiés qu’un besoin d’une coordination s’est fait sentir. Et c’est comme cela que se sont constitués peu à peu le système nerveux, puis le cerveau.

Objectif homéostasie

Pendant longtemps, le système nerveux et le cerveau n’ont pas été là pour « penser » mais étaient les serviteurs du corps. Leur rôle ? Garantir «l’homéostasie », une caractéristique découverte par Claude Bernard au XIXème siècle qui désigne l’ensemble des processus vitaux permettant à un organisme d’oeuvrer à son autoconservation. En clair, la principale fonction de notre cerveau est de nous maintenir en vie. Une thèse relayée par une autre neuroscientifique américaine, Lisa Feldman Barret, dans un livre étonnant, intitulé How Emotions are Made (Comment les émotions sont fabriquées). Avec son équipe, celle-ci s’est penchée sur ce que les scientifiques appellent « l’interoception », soit la perception que nous pouvons avoir de notre propre corps : les battements de notre cœur, ceux de notre pouls par exemple, et même les sensations que nous procurent les mouvements de nos viscères… Et elle a fait une découverte étonnante : les zones du cerveau qui traitent ces données forment un réseau neuronal en lien avec celles gérant nos émotions et nos humeurs. Ainsi, celles-ci seraient liées à ce que notre cerveau perçoit de l’état de notre corps.

Calculer le budget corporel

Pour maintenir l’homéostasie, le cerveau fonctionne de façon prédictive : il ne réagit pas à la réalité, il élabore des prédictions. Celui-ci anticipe ce qui se passe dans le reste du corps – avant même que cela ne se produise donc – à partir des signaux qui lui parviennent et des expériences passées. En clair, notre cerveau fonctionne comme le département chargé des finances d’une entreprise. Il liste les recettes et les dépenses et effectue des transferts d’argent, afin que son budget reste à l’équilibre. Ce n’est pas de tout repos : sans cesse sollicité- chaque action, chaque pensée, a un coût énergétique – le cerveau va chercher à toujours compenser les dépenses par des gains. Les sensations de calme ou d’agitation, de plaisir ou de déplaisir, ce que les scientifiques nomment les « affects », seraient ainsi des résumés de l’état de notre « budget corporel » venant de notre système interoceptif. Des sensations qui, ensuite, nourrissent un processus mental à l’origine des émotions et des sentiments.

Bientôt une IA…humaine ?

Une machine ultracomplexe et très difficile à répliquer. Créer un jour une intelligence artificielle qui s’approcherait au plus près de l’intelligence humaine, ce que les scientifiques nomment une « IA forte », supposerait donc un corps vivant régi par l’homéostasie que, par définition, les ordinateurs ou les robots n’ont pas. Pourra-t-on un jour recréer un tel robot ? Il faudrait pour cela reproduire les interactions entre les systèmes nerveux, endocrinien, immunitaire et sanguin. Cela semble difficile. Mais, déjà, des projets vont dans ce sens. L’un des étudiants du neuroscientifique Antonio Damasio travaille en ce moment sur un programme d’intelligence artificielle reposant sur une simulation de corps vivant soumis à des processus de type homéostatique. Une expérience qui ouvre des perspectives vertigineuses. Car avant de reproduire une intelligence semblable à la nôtre, sans doute faudra-t-il d’abord percer le mystère de la vie.

Eric Jamin

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