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Théorie du « cerveau féminin » : une imposture sexiste !

Depuis plus d’un siècle, on nous fait croire que le cerveau des femmes n’aurait pas les mêmes capacités cognitives que celui des hommes. Une imposture scientifique qui a longtemps servi à justifier un ordre social organisé au profit des hommes. Et malgré toutes les preuves apportées par les neurosciences, ça continue !

Bavarde, émotive, sociable mais incapable de se repérer dans l’espace ou de suivre un raisonnement logique. Telle est la femme selon les théoriciens du cerveau féminin ! L’homme, lui, est évidemment mieux loti : cartésien, fait pour diriger, matheux et compétitif. La cruche et le boss. En 2020, en France, le sexisme s’abreuve encore à ces stéréotypes d’un autre âge. Héritées d’une science qui cherchait, au 19ème siècle, à justifier le traitement différencié infligé aux femmes, ces caricatures ont la peau dure ! Elles sont d’ailleurs toujours très largement présentes, entretenues et en quelque sorte légitimées dans les représentations collectives médiatiques.

Collection de clichés

C’est ce que démontre l’enquête sur les clichés de la femme menée en 2018 par Harris Interactive pour la revue Marie-Claire. Les résultats sont édifiants. Selon les personnes interrogées, de nombreux stéréotypes sur les femmes sont diffusés à la télévision, dans les films, séries, publicités, médias… Ainsi, elles seraient présentées comme soucieuses de leur apparence (79%), chercheraient à séduire (75%), et seraient émotives (67%). Elles seraient également montrées comme plus adaptées à un rôle de responsables du foyer (67%) et, dans le cas où elles accèderaient à des positions de pouvoir, s’y révèleraient dures (63%). Une belle collection de clichés sexistes ! Pas très audacieu·x·ses les responsables des unités de programmes TV, les scénaristes et autres concepteurs-rédacteurs du XXIème siècle… Ils se contentent souvent de recycler des situations qui enferment la femme dans sa fameuse cervelle d’oiseau. De l’assigner à un rôle traditionnel et consensuel pour ne pas affoler le bourgeois et faire grimper l’audimat.

La théorie des deux cerveaux

Comment en est-on arrivé là ? En 1861, Paul Broca, un médecin anatomiste français, également anthropologue, établit une théorie de « l’asymétrie cérébrale ». Après plusieurs autopsies de patients décédés qui avaient perdu l’usage de la parole, il constate que seul leur hémisphère gauche est lésé. Et en déduit donc qu’il existe deux zones cérébrales, la gauche et la droite, ayant chacune leurs spécialités. Adepte de la craniométrie et de la pesée comparative des cerveaux, Broca va vite décliner ses découvertes sur le registre du sexisme. Ainsi, il écrit, toujours en 1861 : « On s’est demandé si la petitesse du cerveau de la femme ne dépendait pas exclusivement de la petitesse de son corps. Pourtant, il ne faut pas perdre de vue que la femme est en moyenne un peu moins intelligente que l’homme. Il est donc permis de supposer que la petitesse relative du cerveau de la femme dépend à la fois de son infériorité physique et de son infériorité intellectuelle » (1). Une supposition insensée lorsqu’on sait qu’Anatole France avait un cerveau d’un kilo, Tourgueniev, le poète russe, de 2 kg tandis celui d’Albert Einstein était de 10% inférieur à la moyenne !

Les travaux de Broca serviront aussi à légitimer la théorie des « races supérieures », conférant ainsi un même vernis scientifique aux certitudes sexistes et racistes de l’époque. Plus d’un siècle après, dans les années 1970, les neurologues américains lancent la théorie des deux cerveaux. Portée par le mouvement hippie et les courants spiritualistes de l’époque, la mode du cerveau gauche (dédié au langage, au raisonnement, à l’analyse…) et du cerveau droit (réservé aux émotions, à la représentation de l’espace…) s’imposera rapidement comme la clé de lecture des prétendues différences psychologiques entre les hommes et les femmes.

Des aptitudes cognitives identiques

Aujourd’hui encore, cette théorie – pourtant invalidée par la science – reste très populaire. « À l’heure actuelle, cette théorie est considérée comme désuète, beaucoup trop simpliste face à ce que nous révèlent les nouvelles techniques d’imagerie cérébrale comme l’IRM, qui permettent de visualiser le cerveau vivant en train de fonctionner. Elles montrent que les deux hémisphères sont en communication permanente, qu’ils ne fonctionnent jamais l’un sans l’autre ; une fonction n’est jamais assurée par une seule région cérébrale, mais par un ensemble de zones reliées en réseau », analyse Catherine Vidal, neurobiologiste et directrice de recherche à l’Institut Pasteur (2).

On sait, par exemple, que le langage sollicite non seulement l’aire de Broca, localisée dans l’hémisphère gauche, mais aussi une dizaine d’autres zones situées à gauche et à droite du cerveau. En 2013, une équipe de chercheurs américains de l’Université d’Utah a démontré scientifiquement qu’il n’existe pas de tendance cérébrale (3). Ils ont analysé pendant deux ans des images par résonance magnétique du cerveau de plus de 1000 personnes âgées de 7 à 29 ans. Pour chacune d’entre elles, ils ont passé au crible l’activation d’environ 7000 régions de la matière grise pour déterminer s’il existe une latéralisation fonctionnelle du cerveau. Les résultats prouvent sans aucun doute que l’hémisphère droit s’active autant que le gauche. « Certaines fonctions mentales sont localisées dans un seul des hémisphères. Mais nos résultats montrent que les individus ne font pas fonctionner un hémisphère plutôt qu’un autre », déclare Jeff Anderson, le directeur de l’équipe.

En réalité, les cerveaux masculins et féminins présentent des aptitudes cognitives identiques. Seules certaines spécificités liées à la reproductionles distinguent sur un plan strictement biologique. « Ces aptitudes ne sont ni innées ni propres au sexe. Le cerveau se façonne au gré de l’histoire de chacun. À la naissance, 10% des connexions entre les neurones sont présentes et 90% des connexions restantes se fabriquent en interactions avec l’environnement, l’influence de la famille, de la société et de la culture. Chez les enfants qui apprennent à jouer du piano, les régions du cerveau qui contrôlent les doigts et l’audition seront plus épaisses. Cette malléabilité du système nerveux, spectaculaire durant l’enfance, se poursuit tout au long de la vie », ajoute Catherine Vidal (4). C’est ailleurs, et non dans le cerveau humain, que s’érigent les normes sociales et culturelles qui vont imposer à la collectivité une définition « psychologique » du féminin ou du masculin. Une codification généralement dictée par des hommes et qui assigne à la femme des rôles prédéterminés par un prétendu « déterminisme biologique » à la sauce Broca. Pour faire croire que l’ordre social, les inégalités et les discriminations dont souffrent les femmes ne sont que le juste reflet d’une vérité scientifique absolue.

Nasser Negrouche

Sources et références :
1) Paul Broca, « Sur le volume et la forme du cerveau suivant les individus et suivant les races », Bulletin de la Société d’anthropologie,‎ 1861.
2) Catherine Vidal, « Hommes, femmes, avons-nous le même cerveau ? » (Editions Le Pommier).
3) Article Source: An Evaluation of the Left-Brain vs. Right-Brain Hypothesis with Resting State Functional Connectivity Magnetic Resonance Imaging
Nielsen JA, Zielinski BA, Ferguson MA, Lainhart JE, Anderson JS (2013) An Evaluation of the Left-Brain vs. Right-Brain Hypothesis with Resting State Functional Connectivity Magnetic Resonance Imaging. PLOS ONE 8(8) : e71275. https://doi.org/10.1371/journal.pone.0071275
4) Interview accordée au magazine Elle après la publication de son livre en 2012.

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