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Dans le cerveau de l’automobiliste

Agressivité envers les faibles, soumission aux puissants, surestimation de ses capacités… Au volant, l’instinct prend le pouvoir, au détriment d’une conduite responsable et respectueuse des autres usagers de la route.

Le feu orange vient de passer au rouge, et dans votre cerveau, c’est l’heure de pointe sur le périphérique parisien. Votre cortex visuel s’active 80 à 110 millisecondes juste après avoir vu le rouge. Puis de nouveau, pour le coup d’oeil dans le rétro intérieur. Très vite, votre lobe préfrontal gauche, région du cerveau qui gère le processus de décision, clignote : faut-il accélérer ou freiner ? Environ 180 millisecondes avant que votre pied n’écrase effectivement la pédale de frein, votre cortex moteur a déjà prévu de mettre votre jambe en action.

En pilotage automatique

Conduire n’a rien d’une activité évidente : au volant, nous sommes projetés à une vitesse folle, dans un environnement changeant et risqué. Les scientifiques estiment que lorsque nous conduisons à 50 km/h, nous devons traiter 1700 informations par minute ! Pour cela, nous sollicitons pas moins de sept réseaux neuronaux. Soit, sans doute, l’activité quotidienne la plus complexe que nous effectuons. Cela explique pourquoi les conducteurs débutants sont épuisés après leurs premières heures de conduite. Avec l’expérience, conduire finit par paraître naturel… Au point que nous n’avons même plus conscience de la difficulté. Il vous est sans doute déjà arrivé de vous retrouver sur le parking de votre bureau en n’ayant plus aucun souvenir de votre trajet. Et pourtant, vous avez mis plusieurs fois votre clignotant, négocié des virages, stoppé au rond-point, tout en énumérant mentalement la liste des courses du soir ou réfléchi à ce que vous alliez dire en réunion…

À force de répéter les gestes, votre cerveau les a enregistrés dans votre mémoire implicite. C’est elle qui a pris en charge votre trajet. Ce système très puissant vous permet d’effectuer des actions compliquées et de prendre des décisions très rapidement, comme changer de file ou pas, dépasser un piéton… sans en être pleinement conscient.

Accélérer dans le brouillard

Une fonction « pilote automatique » qui donne un grand sentiment de maîtrise… Et peut se révéler très dangereuse. Car c’est dans ces moments que nous nous sentons capable de répondre au téléphone ou de pianoter des SMS… Alors que nous sommes beaucoup plus vulnérables sur la route que nous le pensons. Notre vision n’est pas adaptée à gérer autant d’informations à la minute. Il faut dire que l’humain ne conduit que depuis très peu de temps au regard de l’évolution. Par exemple, plongé dans le brouillard, nous avons tendance spontanément à… accélérer, à cause d’une illusion d’optique qui donne une impression de ralentissement (selon une étude de l’université de Cardiff).

Cécité d’inattention

Globalement, nos capacités d’attention ne nous permettent pas non plus de voir tout ce qui nous entoure. Les scientifiques estiment même aujourd’hui que nous sommes régulièrement victimes de « cécité et de surdité d’inattention ». Si nous nous concentrons sur quelque chose de particulier, ou si nous nous attendons trop à ce que certaines choses se produisent, nous risquons de ne pas voir, ni entendre, le détail le plus incroyable qui soit juste devant nos yeux. C’est ce mécanisme qui est à l’origine de beaucoup d’accidents, notamment ceux entre voitures et motos dans des contextes où ces dernières sont peu nombreuses. L’automobiliste disant qu’il a vu « soudain apparaître une moto, surgie de nulle part » n’affabule pas forcément.

L’effet Dunning-Kruger

Pourtant, malgré toutes ces lacunes, nous surestimons nos capacités sur la route. C’est l’« effet Dunning-Kruger », du nom des deux psychologues américains qui ont identifié ce mécanisme mental étonnant qui fait que les personnes les moins qualifiées dans un domaine surestiment leurs compétences. Près de 88% des automobilistes américains estiment ainsi avoir des capacités de conduite supérieures à la moyenne… On comprend mieux pourquoi la sécurité routière est un casse-tête. Les progrès techniques dans les voitures, comme le régulateur de vitesse, confortent le sentiment de maîtrise et donc augmentent la prise de risque et/ou l’endormissement. Les autoroutes éclairées sont plus accidentogènes que celles qui sont plongées dans le noir, parce que, se sentant en confiance, les automobilistes accélèrent…

Une expérience paradoxale

Décidément, Homo automobilus n’est pas rationnel. Sans doute parce que conduire est aussi une expérience émotionnelle et sociale paradoxale. Au volant, nous pensons nous adonner à une activité simple et sans conséquence, vivre une expérience de liberté et d’indépendance ? En fait, nous mettons nos boîtes crâniennes à rude épreuve pour nous insérer dans un système légal ultracontraignant : le Code de la route. Pire : la voiture nous transforme. Une fois le pied sur l’accélérateur, nous reproduisons des attitudes de domination qui nous sembleraient aberrantes ailleurs.

Deux chercheurs britanniques ont ainsi révélé récemment le comportement étonnant des automobilistes aguerris face aux conducteurs débutants. Ceux qui suivent une voiture avec un autocollant « A » ont tendance à être plus agressifs et à s’approcher dangereusement de celle-ci, en faisant fi des distances de sécurité. On retrouve des réactions semblables lorsque le conducteur est une personne âgée ou… une femme. Mais aussi, nous nous soumettons plus volontiers à ceux que nous considérons comme supérieurs. En 1968, deux chercheurs canadiens ont montré que nous avions tendance à klaxonner moins rapidement, donc à être plus patient lorsque devant nous la voiture qui tarde à démarrer au feu vert est, à nos yeux, d’un statut supérieur à la nôtre : plus neuve, plus chère…

Déshumanisation au volant

Bref, au volant, nous avons tendance à oublier les principes de base de la civilisation. Enfermé dans l’habitacle, nous ne voyons pas, ou très peu, les autres automobilistes. Nous ne pouvons pas les entendre non plus. Tous les moyens que nous utilisons habituellement pour adoucir la relation sociale – la parole, les expressions du visage – ne sont plus aussi opérants. Nous en sommes réduits au klaxon et aux appels de phare. Surtout, cet isolement fait que nous avons plus de mal à éprouver un sentiment qui dans notre vie de « piéton » permet de corriger les comportements agressifs : l’empathie, soit notre capacité à nous mettre à la place de l’autre, à le considérer comme un être humain.

Le psychologue américain Jerry Gulledge a ainsi montré que moins nous percevions les visages des automobilistes autour de nous, plus nous développions des comportements agressifs au volant. Pour cela, il a réitéré l’expérience de la voiture qui tarde à démarrer lorsque le feu passe au vert, mais cette fois-ci avec une décapotable. Lorsque la capote est baissée et que conducteur et passagers sont visibles, les automobilistes qui patientent derrière sont bien plus patients et indulgents que lorsque la capote est relevée. Sans visage devant nous, nous avons tendance à déshumaniser les autres automobilistes.

Or si les autres ne sont pas des humains, ils sont forcément des dangers potentiels. Une étude de l’université Ben-Gourion du Néguev, en Israël, a d’ailleurs montré que, seul au volant, nous conduisons de façon plus agressive, comme si nous étions dans une logique de vie ou de mort face aux autres. On comprend pourquoi les mesures qui pourraient contraindre cette logique de survie déchaînent la colère. Sur la route, l’automobiliste est son pire ennemi.

Muriel Sainte-Croix

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